Mea culpa. Je suis allé trop vite. C’est à cela qu’on
reconnaît un bon livre, et celui de Lapoujade est excellent. On lui objecte, et
il répond. Je m’étonnais qu’ayant titré un de ses chapitres Trois synthèses (ou Qu’est-ce qui s’est
passé ?), Lapoujade n’aille pas comparer les synthèses aux
« lignes », les trois synthèses passives du temps aux trois types de
lignes de nos agencements que décrivent les plateaux n°8 et n°9. Eh bien
si ! C’est l’objet d’une note p. 92 : « Nous avons comparé
les trois synthèses du temps aux trois aspects de la Ritournelle dans Mille plateaux, mais on peut également
les comparer aux trois lignes de vie – ou de temps – du 8e
plateau. »
C’est intéressant, car nous voici devant un problème
deleuzien par excellence : un air de famille très net entre des passages
éloignés de l’œuvre, les trois synthèses du temps dans Différence et répétition (Habitus, Eros avec Mnémosyne, Narcisse
avec Thanatos, tout le chap. 2), les trois types de lignes dans les agencements
aux plateaux n°8 et 9 (ligne molaire
coutumière, ligne moléculaire ou souple, ligne de fuite), et trois aspects de
la Ritournelle au plateau n°11, ceux
que Lapoujade commente avec précision : la prétention territoriale (p.
69 ; l’oiseau marque son territoire) ; l’existence d’un Natal, comme
foyer intense, qui fait penser à la réminiscence platonicienne (p. 75 ; le
saumon revient vers la source, « animal platonicien » écrit très
joliment notre auteur) ; et aussi l’ouverture sur un Cosmos
déterritorialisé (comme dans les grandes migrations animales, polarisées par
une énergie solaire ou magnétique ; p. 91).
On ne peut que constater, avec Lapoujade, que les trois
synthèses du chap. 2 de DR sont dites « fondation »,
« fondement » et « effondement » ou « sans fond »
du temps. Mais ce sont aussi comme des pôles subjectifs, des
« pour-soi » qui se forment, se réunissent ( ?) et
s’approfondissent au sein d’un « système », système bio-psychique. Et
puis la troisième synthèse est le domaine des grands Répétiteurs religieux,
Kierkegaard et Péguy, dépassés par Nietzsche et son éternel retour ; le
domaine des conduites et des répétitions où se jouent notre perte et notre
salut. Kierkegaard et Péguy repoussent les répétitions de l’habitude et de la
mémoire au profit d’une répétition plus haute, et l’on ne peut s’empêcher de
songer à Spinoza, avec ses trois genres de connaissance, qui sont aussi des
modes d’existence, et un chemin, pour l’âme humaine, vers sa béatitude.
Qu’est-ce qu’on retrouve des trois synthèses dans leurs
avatars des plateaux n°8 et 9, du plateau n°11 ? S’agit-il encore de
la vie bio-psychique ? On dirait que oui. Mais une fois ce sont plutôt les
lignes d’une vie humaine individuelle (plateau
n°8), une autre fois les lignes micro-politiques d’une vie collective (plateau n°9), une troisième fois des
aspects marquants de la conduite des animaux à territoire (plateau n°11). Surtout dans le troisième cas, il est moins question
de synthèses passives que de toutes sortes d’activités expressives. S’agit-il à
présent d’en dire plus sur les synthèses actives du comportement, qui
s’appuient sur les synthèses passives du temps et de la psyché ? La piste
est à explorer.
Le problème s’élargit lorsque nous remarquons d’autres
avatars très importants des trois synthèses. L’Anti-Œdipe n’est-il pas construit autour d’un tel avatar,
lui-même dédoublé, bio-psychique et social ? Les trois synthèses de la
production désirante (la psyché renommée « machine désirante »), leur
méconnaissance désastreuse par la psychanalyse (alors que le freudisme pouvait
servir de paradigme dans DR), leur présence reconnaissable au sein des grands
types de formations sociales (« machines sociales », chacune avec son
mode de « représentation »). Et Qu’est-ce
que la philosophie ?... La philosophie, les sciences, les arts, comme
activités expressives… N’y retrouve-t-on pas encore quelque chose des synthèses
du chap. 2 de DR, quelque chose d’une « liaison » (première synthèse)
qui opère respectivement au niveau des concepts d’une philosophie, des
fonctions des sciences, des blocs de sensation des arts ; quelque chose d’une
« résonance » (deuxième synthèse) qui se traduit par le plan
d’immanence d’une philosophie, le plan de référence d’une science, le plan de
composition des œuvres d’art ; quelque chose d’un « mouvement
forcé », qui met des « personnages » sur chaque plan,
personnages conceptuels, observateurs partiels, figures ?
Les avatars des trois synthèses demandent une enquête détaillée.
Et certainement, oui, Lapoujade a raison, allusion est faite chaque fois à
« fondation », « fondement », « effondement ».
Mais plus frappant encore : comment Deleuze et Guattari peuplent tous les
« systèmes » qui les intéressent de synthèses dont le paradigme est
disons « bio-psychique ». Un agencement de désir, c’est une psyché.
Un agencement social : encore une psyché. Un agencement territorial
animal : déjà une psyché. Un système philosophique ? une sorte de
psyché. Une œuvre scientifique ? une autre sorte. L’œuvre d’un
artiste ? encore une psyché, et d’ailleurs très comparable à l’agencement
territorial des oiseaux-artistes…
Un des derniers chapitres de Lapoujade s’intitule Fendre la monade. En attendant, relevons
déjà ce goût très caractéristique du deleuzisme, de redécouvrir au sein de
systèmes très diversement qualifiés (qualification « mécanique, physique,
biologique, psychique, sociale, esthétique, philosophique, etc. »,
anticipait Deleuze (DR, p. 155)), des synthèses, passives ou actives, d’une
psyché dont un paradigme est posé dès le chap. 2 de Différence et répétition.