mercredi 10 avril 2024

Présence d'Artaud dans Deleuze

Deleuze, pour dire le secret de l’unité de son œuvre, a choisi une formule poétique qui vient d’Antonin Artaud. Il se réclame d’une tradition dans laquelle les plus grands noms seraient Spinoza, Nietzsche, D. H. Lawrence, et enfin le dernier et l’un des plus grands : Artaud. « Pour en finir avec le jugement de Dieu, c’est pas les paroles d’un fou. Ça veut dire à la lettre : pour en finir avec le système du jugement. » De quoi parle-t-il ? Voici un article accessible en ligne, par le professeur Jean-Charles Chabanne (Lyon), qui donne de concises indications sur Antonin Artaud, et sur le document sonore qui devait être radiodiffusé à la fin de 1947, une courte dramatique, au titre provocateur, « Pour en finir avec le jugement de Dieu » : La radio et son double, par Jean-Charles Chabanne, 2013. L'objet sonore est sur YouTube ; et le texte est disponible, en pdf. Nous tenterons peut-être un jour sur ce blog une lecture détaillée du texte. Ici, seulement quelques remarques sur Artaud, sa présence dans Deleuze. 

 

Pour mon compte, j’ai beaucoup de mal à lire cet auteur. Sa syntaxe me fatigue. Il faut voir comment il complique tout, au début de son livre sur l’empereur romain Héliogabale, des phrases complètement tordues, pour nous embrouiller dans la généalogie de son personnage, déjà pas facile en soi. Et puis des histoires de sperme, de merde. À côté de ça, le type proclame le plus souvent sa chasteté, sa pureté à tous égards. Excessif des deux côtés, ferme-là, on ne veut ni ton pipi-caca, ni ta propreté, garde-toi tout ça et arrête de faire l’intéressant. C’est ma première impression d’Artaud, dès l’adolescence. Donc le culte d’Artaud, non, très peu pour moi. Je ne l’entends pas oraculaire, du tout. Simplement Deleuze constamment me ramène à lui. Prenons ses quatre livres les plus importants, dans l’ordre chronologique. 


On commence en 1969, Différence et répétition. Entre autres choses, Deleuze va enfoncer une porte ouverte, mais justement, tellement ouverte que les philosophes, jusqu'ici, ne l'ont pas vue... Cela concerne la pensée. On ne pense rien si on a juste le projet : tiens, je vais penser ce matin, allons-y, pensons. Bah non. Il faut une sollicitation, et même une contrainte extérieure. Quelque chose me force à penser. Et alors justement, la légende d’Artaud, son espèce d’œuvre-non-œuvre commence par la défense qu’il fait, face à un homme de lettres éditeur, qui lui dit gentiment écoutez, vos poèmes ne sont pas mal, mais en l’état je ne peux pas les publier dans ma revue, inaboutis, retravaillez-les un peu — par la défense qu’il fait de sa production imparfaite. Artaud défend sa « nécessité », ils auront une correspondance là-dessus, avec Jacques Rivière, le directeur de revue : écoutez, je ne peux rien vous donner d’autre, déjà bien que de temps en temps il me vienne une pensée et un poème nécessaires, vous n’aurez rien d’autre. Il passe en mode analyse de son propre cas, à la fois un peu pathologique et au fond universel, voilà ce que j’ai à dire, m’accepterez-vous comme je suis oui ou merde ! C’est les débuts d’Artaud comme homme de lettres (quand même, oui, homme de lettres), et comme légende histrionique. J’entends par là qu’il devient le comédien (de fait, il est aussi acteur) de sa propre vie, une mise en scène publique. Et on ne peut pas dire que ça marche, au sens d’avoir du succès, mais enfin, ça suit son cours. Et puis, c’est émouvant parce qu’il a des problèmes de santé, parce qu’il est réellement traité pendant des années comme fou, enfermé, soumis aux électrochocs. Ses textes n’en demeurent pas moins, la plupart — illisibles ! 


Mais je reviens à Deleuze. Donc son premier grand livre, Différence et répétition. Artaud est pris comme symbole pour le problème de la pensée, d’être ou de ne pas être forcé à penser, l’histoire d’Artaud avec Jacques Rivière. Et puis il y a une autre présence d’Artaud dans Différence et répétition. Là, c’est une formule poétique. Artaud, j’y ai fait allusion, a écrit un livre sur le petit prêtre syrien Héliogabale, devenu empereur de Rome à quatorze ans. Il a intitulé son livre Héliogabale ou l’anarchiste couronné. Et comme il le dit dans une lettre, il s’est beaucoup identifié avec le petit prêtre. Deleuze modifie un peu la formule, pour l’appliquer non à un personnage, mais à la vision du monde que ce personnage exprimerait, peut-être la vision du monde qu’Artaud cherche justement lui-même : atteindre au monde de « l’anarchie couronnée »… Une espèce d’affirmation de tout le divers, hors des hiérarchies attendues, toujours celles du bien et du mal, forcément. Deleuze revendique cette formule poétique pour l’ensemble du projet Différence et répétition. Elle fonctionne peut-être même pour son œuvre entière.

 

Dans la foulée, deuxième grand livre, Logique du sens, la même année, 1969. Après la pensée, Deleuze s’intéresse un peu plus précisément au langage. Il retrouve Artaud. Parce que justement, Artaud-poète écrit des textes qui sont comme des partitions de cris, de souffles. Ce n’était pas sa proposition à Jacques Rivière pour la revue, du tout, mais enfin il en est venu à ça. Deleuze, lui, comme son titre l’indique, cherche le secret du sens, comment se fait-il que nous puissions émettre des suites de sons qui portent un sens ? Il choisit plutôt comme compère et comme guide un autre écrivain, un vrai champion du sens et du non sens, en mode humoristique, Lewis Carroll, l’auteur d’Alice au pays des merveilles. Des histoires de petites filles, mais très très riches pour la logique du sens et du non-sens. Et alors là, au milieu de son livre, Deleuze nous dit, c’est bien joli cet humour du sens et du non-sens, mais quand même, les explorations, ou les fatalités pathologiques d’Artaud, jusqu’à la limite de tout sens dans le souffle et le cri, ça doit nous rappeler que l’accès au sens est quelque chose d’extrêmement fragile, on ne peut pas toujours rigoler avec ça. La première éducation construit cette espèce d’univers sonore autour de notre tête (appareil phonatoire, auditif) où les syllabes prononcées font des mots et des phrases qui ont un sens, mais tout peut se briser, par à coups, ou bien d’un seul coup, tout cet univers s’écrouler dans une folie gutturale ou silencieuse. Seconde apparition d’Artaud donc, second symbole. 

 

"la conférence CsO
d'Artaud"
Poursuivons, troisième grand livre, il est co-écrit avec Félix Guattari, l’Anti-Œdipe, 1972. Le recours à Artaud prend de nouvelles proportions. Dans Logique du sens, le chapitre à lui consacré s’appelait « Le schizophrène et la petite fille ». Le schizophrène, c’était Artaud, la petite fille, Alice, et plus généralement une allusion au sympathique penchant de Lewis Carroll pour les petites filles, son goût de les embarquer dans des jeux de langage et des parties déguisées. Alors maintenant, dans l’Anti-Œdipe, le schizophrène, mais pas un schizophrène de clinique, un schizophrène « quand tout va bien », ce que les auteurs appellent « un schizo », devient le personnage principal. On regarde comment ça fonctionne, un schizo-quand-tout-va-bien, et cette folie douce nous donne un paradigme de comportement créatif, des indications sur ce que c’est qu’un animal humain fiévreusement absorbé dans une activité créatrice. Dans cette description, nos auteurs vont donner une importance considérable à une instance qu’ils appellent « le corps sans organes ». C’est une expression d’Artaud. Deleuze l’a déjà utilisée dans Différence et répétition, et dans Logique du sens, mais enfin sans insister. On la voit poindre dans différents textes de la carrière d’Artaud, quand il se plaint de son corps, mais LE texte du corps sans organes, chez Artaud, c’est justement la dramatique radiophonique de 1947, « Pour en finir avec le jugement de Dieu ». L’expression apparaît à une place conclusive qui lui donne énormément d’importance ; en un sens elle résume à elle seule les objectifs de la dramatique dans son ensemble. Nous verrons cela. Je suis seulement ici en train de noter la présence d’Artaud dans l’Anti-Œdipe. Avec, entre autres, cette expression de « corps sans organes », un corps qui n’est pas le corps propre et qui se manifeste particulièrement dans l’activité créatrice générique d’un schizo-qui-ne-s’effondre-pas, Artaud est omniprésent dans ce livre. Le « corps sans organes », trouvaille poétique, est transformé par nos auteurs en concept philosophique, et se retrouve au cœur de leur liste de « catégories », en l’occurrence les catégories de ce qu’ils appellent « la production désirante », qui a pour paradigme l’activité créatrice des « schizos ». 

 

le chapitre CsO
de Mille plateaux
Enfin, quatrième et dernier grand livre, Mille plateaux, 1980, encore écrit à quatre mains, Deleuze avec Guattari. Le chef-d'œuvre. Voyez l’espèce de parcours synoptique de ce gros livre difficile, proposé ici, sur ce blog, il y a une dizaine d’années. Cliquez ici. Je ne pourrai pas en faire de résumé plus serré. Les images correspondent aux têtes de chapitres du livre.  Il s’agit d’un exercice de libération, et le moyen le plus central de cet exercice, c’est de « se faire un corps sans organes ». Ce n’est plus seulement une expression poétique d’Artaud, c’est une tâche qui nous est proposée. Le chapitre ou plateau n°6, un des plus importants, fait directement référence à « la conférence CsO » d’Artaud, c’est-à-dire à la dramatique radiophonique. Les auteurs utilisent tellement souvent cette expression, « corps sans organes », qu’ils ont choisi de l’abréger CsO. Le chapitre s’intitule « 23 novembre 1947 — Comment se faire un corps sans organes ? », et la date correspond justement à l’enregistrement parisien de la dramatique. J’ajoute que le terme « plateaux » lui-même fait référence à des états de nerfs qui, justement, consolidés ensemble, font un ou des corps sans organes. Le mot « plateau » du titre Mille plateaux est pris à Gregory Bateson, un anthropologue (qui ne se doutait pas de la fortune qui attendait ce petit mot), mais il est très directement attaché aux formules poétiques d’Artaud. Entre autres nuances, on doit entendre dans le titre « mille états de nerfs, mille jouissances pour un corps sans organes ». 

 

Telle est la présence d’Artaud, considérable, dans les quatre grands livres signés ou cosignés par Deleuze. « L’anarchie couronnée » ; « en finir avec le jugement de Dieu » ; « se faire un corps sans organes » : ce sont les principales formules poétiques. Deleuze a choisi Artaud pour exprimer en grands symboles les aspects les plus marquants, les plus saillants de sa philosophie. 


lundi 8 avril 2024

Quatre auteurs contre la morale du salut — "Deleuze à soixante-quatre ans", 2ème séance

« Chercher des moyens pour en finir avec le système du jugement. » La déclaration du 4 février 1989 nous donne la formule d’un programme, mais bien peu d’indications sur ce dont il s’agit. Quatre grands protagonistes sont cités, en ordre chronologique, Spinoza (Hollande), XVIIème siècle ; Nietzsche (Allemagne, Suisse, Italie), fin XIXème siècle ; David Herbert Lawrence (Europe, Australie, Mexique), Antonin Artaud (France, Mexique, Irlande), première moitié du XXème siècle. J’indique au passage le minimum de leur géographie, en plus de leur époque. Spinoza, juif d’Amsterdam, en rupture de ses coreligionnaires, polisseur de lentilles pour lunettes astronomiques (une toute récente invention, technologie avancée), était un sédentaire. Nietzsche, professeur allemand, pensionné pour raisons de santé (céphalées, dyspepsies), passait les hivers au Sud, à la mer, les étés au Nord, dans les montagnes. Lawrence, romancier anglais, voyageait avec son épouse allemande à la recherche de pays neufs, si possible libérés des codes européens. Artaud, né à Marseille, vécut surtout à Paris, dès sa jeunesse sous l’œil des psychiatres (douleurs psychosomatiques) ; poète, homme de lettres, acteur au théâtre et au cinéma ; il partit au Mexique, jusque dans les montagnes des Indiens Tarahumaras, à la recherche de leur plante magique, de leur champignon peyotl, qu’il pensait pouvoir apprivoiser comme moyen d’une révélation et d’une délivrance.  

 

Cette liste de quatre auteurs pourrait faire obstacle à notre pédagogie. Il s’agit d’expliquer Deleuze, et nous voici avec quatre nouveaux noms. Il s’agit, en partant de Deleuze à soixante-quatre ans, de se faire une idée de ce qu’il a pu dire en une vingtaine de livres, une œuvre déjà énorme, et voilà qu’immédiatement nous devons tenir compte de quatre autres, Spinoza tout compte fait le plus parcimonieux, les trois autres carrément graphomanes, en milliers de pages, et souvent posthumes, car ce sont des auteurs cultes, dont un public plus ou moins restreint et fervent vénère jusqu’aux moindres brouillons. Ceci dit, ils ont des publics séparés. À la rigueur, certains amoureux de Spinoza auront spontanément de l’intérêt pour Nietzsche. Des Nietzschéens reconnaitront une inspiration fraternelle chez Lawrence, à condition d’avoir l’occasion de le lire. Artaud apparaît lui comme un continent à part, que le spectre de la folie, induisant de grosses difficultés de lecture, confine à la marge. 

 

Spinoza
En fait, ces protagonistes ont des poids très différents dans l’explication de Deleuze que je veux développer. Spinoza et Nietzsche sont des incontournables. Deleuze le dit quelque part, sa principale contribution, comme historien de la philosophie (cela faisait partie de son métier de professeur), aura été d’établir la grande identité Nietzsche = Spinoza. Il a tourné sa compétence historienne et technique vers ce résultat d’un maximum d’identification entre les deux philosophes. Certains diraient que ce n’est pas très honnête, un auteur rationaliste du XVIIème siècle, un auteur anti-rationaliste de la fin du XIXème, Deleuze a dû forcer l’identification, il y a de l’entourloupe. Et de fait, notre Deleuze se vantait parfois de « faire des enfants dans le dos » aux auteurs qu’il étudiait, de les engrosser d’intentions ou de conséquences qui les auraient fortement surpris. Mais faut-il se placer sur ce terrain de l’historiographie plus ou moins honnête, plus ou moins facétieuse, pour comprendre l’attitude de Deleuze ? Je ne crois pas. Il faut plutôt songer à ce qui se passait bien avant que l’université moderne n’impose aux philosophes ses normes historiographiques. Mieux vaudrait comparer Deleuze à de grands philosophes anciens qui furent aussi commentateurs, et qui commentèrent les textes de maîtres vénérés. Le but de leurs commentaires était de faire converger les maîtres, de montrer comment ils se complètent réciproquement, au sein sans doute d’une hiérarchie des maîtres, pour les intégrer dans une nouvelle synthèse, adéquate aux problèmes du jour, ceux que le philosophe et commentateur affrontait. Par excellence, on trouvera cette façon de faire chez les platoniciens de la fin de l’Antiquité, chez Jamblique, chez Proclus… Je cite ces noms maintenant, parce que nous les verrons reparaitre. 

 

Nietzsche
Nietzsche et Spinoza sont donc à part. Deleuze a écrit des livres sur eux. Un gros livre sur Nietzsche en 1964, suivi d’un plus petit qui serait comme un bréviaire du nietzschéisme (tel que vu par Deleuze, car il y a toutes sortes de nietzschéismes). Un gros livre sur Spinoza en 1969, et quelques années plus tard un bréviaire du spinozisme, beaucoup plus accessible. Dans un sens, toute la force de mobilisation, de conversion, toute la ferveur existentielle du deleuzisme se trouvent dans les deux bréviaires. La rencontre en est redoutable pour tout lecteur au sortir de l’adolescence. Dans les livres sur Nietzsche, tout un programme d’affirmation de soi, bien cerner la psychologie des prêtres de tous poils, donneurs de leçon et inoculateurs de mauvaise conscience, les envoyer au diable dans un grand éclat de rire, et ne jamais céder sur son désir. Dans le petit condensé pratique sur Spinoza, établir la joie, et la communication de la joie, comme seul critère d’orientation dans l’existence, comment multiplier les bonnes rencontres, et comment en extraire tout le suc, jusqu’aux plus hautes et plus intenses formes de béatitude… Deleuze, ou comment s’orienter avec Nietzsche et Spinoza, ce serait le Deleuze pratique, appuyez-vous sur les deux petits livres, approfondissez, avec lui et au fil de vos expériences, l’assimilation des deux maîtres — tout le reste, les gros livres de Deleuze et de Deleuze avec Guattari, a beaucoup moins d’importance. 

 

Artaud
Cela n’empêche pas Artaud d’avoir son importance. Artaud fournit à Deleuze un petit lot de formules frappantes qui ont pour mérite de ne pas venir de la philosophie qu’on enseigne dans les classes. Ce sont des formules poétiques, des programmes existentiels et mystiques que l’individu Artaud tenta de mettre en œuvre pour son compte, toute une expérimentation, pour refaire à neuf son existence dans l’ensemble cruellement douloureuse. Ainsi, la formule générale du programme deleuzien est empruntée à Artaud. « Pour en finir avec le jugement de Dieu, ce n’est pas la parole d’un fou. C’est à la lettre pour en finir avec le système du jugement. » Alors, ce que dit ici Deleuze est à la fois exact et inexact, mais ça n’a pas beaucoup d’importance, parce que l’enjeu est de donner la formule poétique d’un programme, et d’un programme à plusieurs tiroirs, qui comprenne à peu près ce qu’Artaud voulait y mettre, et qui comprenne surtout la philosophie pratique venue de Nietzsche et de Spinoza. Nietzsche disait : affirmation de soi, s’affirmer en exception, par delà bien et mal. Spinoza opposait toute sa conception « éthique » de l’existence, son éthique de la joie pratique, des bonnes et des mauvaises rencontres, aux conceptions « morales » appuyées sur des commandements.


La morale, c’est le jugement de Dieu, le système du Jugement. Mais l’Ethique renverse le système du jugement. A l’opposition des valeurs (Bien-Mal), se substitue la différence qualitative des modes d’existence (bon-mauvais).

Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, 1981, p. 35 

 

Que les commandements viennent de Dieu comme dans les religions révélées, ou qu’ils fassent l’objet d’une sélection par « la raison », marque du moralisme proprement dit, du système de Kant, cela revient au même. Deleuze le dit, puisqu’on l’interroge sur Kant à la lettre K de l’Abécédaire : Kant, c’est l’invention d’un tribunal de la raison, c’est le système du jugement, simplement qui n’a plus besoin de Dieu, qui met « la raison » à la place, une certaine « dignité » de la raison qui s’oppose à la nature. La fameuse dignité de la personne humaine, tarte à la crème du moralisme, qui s’appuie sur un « fait » d’existence douteuse, le fait du devoir, le fait de la moralité… C’est le système du moralisme sans dieu. 


Immoraliste... ou gnostique ?
Il n’est pas douteux qu’Artaud lui-même, à l’instar de Spinoza et de Nietzsche, avait fort peu de goût pour les morales à commandements, qu’elles s’appuient sur Dieu ou sur « la raison». Cependant, il est intéressant de noter que le titre de sa dramatique radiophonique, « Pour en finir avec le jugement de Dieu », fait aussi référence, fait d’abord référence à tout autre chose qu’à la morale comme système. S’il l’on se reporte au texte, on voit qu’Artaud invoque tout un rituel indien, auquel il a assisté chez les Tarahumaras, et qu’il est question de guerriers qui se libèrent de croix qui les attachaient, d’hommes libérés qui se dressent contre « dieu ». Je paraphrase : « Descendue d’une croix où dieu l’avait clouée, une armée d’hommes s’est révoltée et avance, invectivant l’Invisible afin d’y finir le jugement de dieu. » C’est donc le dénommé dieu qui passe en jugement, dans le rituel d’Artaud. De sorte que le titre général de la dramatique joue sur le double sens. En entendant le titre, on imagine Artaud contre la morale, Artaud contre le dieu qui juge. C’est une bonne accroche, à parfum de scandale bourgeois dans les familles, pour les années quarante du siècle dernier. Mais la chose derrière est beaucoup plus bizarre, de quoi interloquer même les immoralistes. Il est question d’un dieu-morpion, du dieu de la messe catholique, mais assimilé à des légions de morpions dont les microbes de la médecine nouvelle donnent à peine une idée ; et de guerriers libérés de la forme humaine organique, tout armés pour finir de juger le dieu-morpion, probablement pour s’en débarrasser. De nombreux commentateurs, mais pas tous avec la même insistance, rattachent le sens du rituel en question et le mythe sous-jacent à la présence chez Artaud d’une hérésie chrétienne outrancière mais parfaitement structurée, variante des plus anciennes et des plus étonnantes hérésies gnostiques, qui remontent au IIème siècle. Le dieu des juifs et des chrétiens est bien responsable de la création dans laquelle nous sommes empêtrés, c’est bien lui le démiurge, l’artisan de ce résultat, mais c’est un mauvais démiurge, et toute la création est une catastrophe. Il y avait des hommes avant cette intervention, mais des hommes sans viande, pas du tout engagés dans la forme organique que nous connaissons, cette forme qui se ramène à la viande et au caca, l’un n’allant pas sans l’autre, comme deux effets du dieu-morpion, du dieu-microbe, dieu-l’organisme-même à l’état de légions invisibles… À ce qu’il semble, ce sont justement des hommes d’avant la création démiurgique qui se libèrent des croix, qui se libèrent de leur viande, et qui se tournent contre le dieu détestable qui les a salopés. 

 

Saisir ce qu’a voulu dire Artaud dans sa dramatique radiophonique n’est chose aisée pour personne ; à l’évidence, l’affaire est beaucoup plus sophistiquée qu’une guerre contre la morale. Pour ceux que cela intéresse, voici l’objet sonore : "Jugement de Dieu", YouTube. Voici sa transcription : "Jugement de Dieu", pdf. Et voici une présentation, par le professeur Jean-Charles Chabanne, qui donne de très précieux éléments contextuels : "La radio et son double", 2013, pdf

 

David Herbert Lawrence
Il reste à parler de Lawrence. Il faut faire attention de ne pas confondre David Herbert, romancier, avec Thomas Edward Lawrence, également écrivain, agent anglais des révoltes arabes, le fameux Lawrence d’Arabie. Deleuze a écrit sur les deux, notamment dans le recueil Critique et clinique, mais beaucoup plus sur D. H. que sur T. E., et avec une ferveur et des accents de fraternité bien différents. Comme textes les plus significatifs, Deleuze retient les grands romans, forcément, la Verge d’Aaron, Kangourou, le Serpent à plumes, mais aussi et surtout des essais, sur l’inconscient (Psychoanalysis, Fantasia), sur l’apocalypse de Jean de Patmos, à la fin du nouveau testament (Apocalypse), sur les classiques de la littérature américaine (Studies). Dans le freudisme, Lawrence dénonce très tôt une vision rétrécie de la sexualité, petite affaire parentale, encore très très morale contrairement aux apparences. Deleuze et Guattari abonderont dans le même sens avec l’Anti-Œdipe, livre dans lequel ils citent beaucoup Lawrence. Dans sa lecture de Jean de Patmos, Lawrence développe un point de vue très proche de Nietzsche sur le christianisme. Nietzsche s’en prenait à Saint Paul, beaucoup plus qu’à Jésus. De même Lawrence s’en prend à l’auteur de l’Apocalypse, qui mobilise toutes sortes de puissances païennes pour les mettre au service de l’imagerie populaire et de la doctrine terrifiante du Jugement dernier. 

 

Mais surtout, je voudrais ici signaler de quelle façon Deleuze rattache Lawrence au maître d’entre les maîtres, à Spinoza. Un hommage à Spinoza va se transformer en hommage à Lawrence, avec transmigration des âmes. On apprend des tas de choses sur Spinoza ; puis on s’aperçoit que l’âme de Spinoza circule ailleurs sous des noms divers, et par exemple que Lawrence, sans le savoir, l’a trouvée dans Whitman, le poète américain, que l’âme de Spinoza est là dans le grand Whitman, mais mêlée à une forme fâcheuse de pitié dont il faudrait l’épurer. C’est ainsi que la mort n’est ni le but ni la fin, mais qu’une vie passe à quelqu’un d’autre, de Spinoza dans Lawrence, de Lawrence dans Deleuze… C’est un aspect de ce que Deleuze appelle « immanence », qui s’oppose au « jugement » : les âmes circulent dans l’immanence… Je vous livre ce texte de Deleuze, extrait de Dialogues, et puis j’ai mis des liens vers les pages de Lawrence sur Whitman, dans ses Essais sur la littérature classique américaine. 

 

Quand Spinoza dit ainsi : l'étonnant, c'est le corps... nous ne savons pas encore ce que peut un corps... il ne veut pas faire du corps un modèle, et de l'âme, une simple dépendance du corps. Son entreprise est plus subtile. Il veut abattre la pseudo-supériorité de l'âme sur le corps. […] De même que vous ne savez pas ce que peut un corps, de même qu'il y a beaucoup de choses dans le corps que vous ne connaissez pas, qui dépassent votre connaissance, de même il y a dans l'âme beaucoup de choses qui dépassent votre conscience. Voilà la question : qu'est-ce que peut un corps? de quels affects êtes-vous capables? Expérimentez, mais il faut beaucoup de prudence pour expérimenter. Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d'agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d'âmes, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d'administrer et d'organiser nos petites terreurs intimes. 

Ce n'est pas facile d'être un homme libre : fuir la peste, organiser les rencontres, augmenter la puissance d'agir, s'affecter de joie, multiplier les affects qui expriment ou enveloppent un maximum d'affirmation. Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l'organisme, faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience. 

[…] La philosophie devient ici l'art d'un fonctionnement, d'un agencement. Spinoza, l'homme des rencontres et du devenir, […], Spinoza l'imperceptible, toujours au milieu, toujours en fuite même s'il ne bouge pas beaucoup, fuite par rapport à la communauté juive, fuite par rapport aux Pouvoirs, fuite par rapport aux malades et aux venimeux. Il peut être lui-même malade, et mourir; il sait que la mort n'est pas le but ni la fin, mais qu'il s'agit au contraire de passer sa vie à quelqu'un d'autre. Ce que Lawrence dit de Whitman, à quel point ça convient à Spinoza, c'est sa vie continuée: l'Ame et le Corps, l'âme n'est ni au-dessus ni au-dedans, elle est « avec », elle est sur la route, exposée à tous les contacts, les rencontres, en compagnie de ceux qui suivent le même chemin, « sentir avec eux, saisir la vibration de leur âme et de leur chair au passage », le contraire d'une morale de salut, enseigner à l'âme à vivre sa vie, non pas à la sauver. 

Deleuze, Parnet, Dialogues, II, 2ème partie, 1977 

 

Voici les pages de Lawrence sur Whitman, les âmes, et la Grande Morale qui se confond avec l'Éthique, contre le système du jugement :


La fonction essentielle de l'art est morale. Ni esthétique, ni décorative, ni passe-temps ni récréation. Mais morale. La fonction essentielle de l'art est morale.

Mais une morale passionnée, implicite, non didactique. Une moralité qui change le sang plutôt que l'esprit. Change le sang en premier. L’esprit suit plus tard, dans la foulée.

Whitman était un grand moraliste. C'était un grand guide. Il changeait grandement le sang dans les veines des hommes. (Lire la suite... L'original est ici...) 

Lawrence, Studies in Classic American Literature, "Whitman", 1923 



dimanche 31 mars 2024

Que valent les déclarations ? — "Deleuze à soixante-quatre ans", 1ère séance

Deleuze en 1989

Dans une note précédente, j'ai donné la référence de deux documents qui vont nous servir, au moins au début, de fil directeur pour expliquer Deleuze, et pour nous tenir d'emblée au plus proche de ce qui fait l'unité de son œuvre immense, qui est d'une grande variété. Plus d'une vingtaine de livres, des dizaines de textes courts, repris en recueils, des transcriptions de cours accessibles en ligne, un long entretien filmé, etc., voilà en quoi consiste l'œuvre de Gilles Deleuze. Nos documents de démarrage, à quoi toute l'explication devra s'accrocher, sont assez courts. C'est d'abord deux minutes d'entretien filmé, pendant lesquelles Deleuze, le 4 février 1989, donne un nom aux problèmes qui l'ont constamment mobilisé au cours de sa carrière philosophique. Il s'est toujours agi, dit-il, de chercher des moyens pour en finir avec le système du jugement. Sans expliquer encore ce dont il s'agit, nous devons dramatiser cette déclaration comme un événement, car Deleuze est avare d'auto-explication, il explique les autres, grand pédagogue, mais quand il s'agit de ce qui ferait l'unité et la logique interne de sa philosophie à lui dans son ensemble, il ne dit rien, ou presque rien. D'où l'importance de cette date, le 4 février 1989, et de l'endroit où tombe cette déclaration, lorsqu'on est en train de l'interroger sur Kant, à la lettre K de cet entretien, organisé en abécédaire. Deleuze vient d'avoir soixante-quatre ans, et il s'estime vieux — il le dit, et d'ailleurs s'en réjouit, la vieillesse a ses avantages. 


L'autre document est un texte d'une dizaine de pages, vraisemblablement écrit la même année 1989, et qui a pour titre "Pour en finir avec le jugement". Texte forcément beaucoup plus étoffé que la déclaration, mais très dense, très concentré, qui demande une lecture extrêmement attentive. Un texte très replié, que nous allons devoir déplier pour en étendre les tentacules jusqu'aux articulations les plus fondamentales des livres de Deleuze. Il ne suffit pas à tout expliquer, mais il permet de dégrossir l'essentiel. 


Cette même année 1989, Deleuze travaille à un texte beaucoup plus connu que nos deux documents, au livre Qu'est-ce que la philosophie ? qui sortira en 1991. Il écrit encore sûrement plein d'autres choses. Mon but n'est pas de commenter maintenant tous ces textes. Je voudrais juste consacrer une série de notes aux deux documents que je viens de citer, et j'intitule cette série de notes "Deleuze à soixante-quatre ans" en l'honneur de cette déclaration du 4 février 1989 sur le système du jugement.  


Mais avant toute chose, faut-il prendre au mot les déclarations d'un philosophe quand elles touchent au sens général de son œuvre ? Nous avons un problème avec les déclarations. Autour de sa soixante-quatrième année, Deleuze en a fait plusieurs, et bien intéressantes, et qui concernent son œuvre dans son unité, ou les clés pour l’expliquer. En septembre 1988, les interviewers du Magazine littéraire demandaient à Deleuze : « Faut-il considérer votre œuvre comme un tout, une unité ? » Deleuze donne des pistes : « Dans tous mes livres, j’ai cherché la nature de l’événement » ; « Tout ce que j’ai écrit était vitaliste, du moins je l’espère, et constituait une théorie des signes et de l’événement ». (Recueil Pourparlers, 1990, p. 194 et 196) En juin 1990, un jeune homme avait écrit un livre, un des premiers sur Deleuze et son œuvre, et l’intéressé l’encourage dans une lettre-préface : « Vous voyez bien l’importance pour moi de la notion de multiplicité : c’est l’essentiel [...]... Je crois que, outre les multiplicités, le plus important pour moi a été l’image de la pensée telle que j’ai essayé de l’analyser dans Différence et répétition, puis dans Proust, et partout ». » (Recueil Deux régimes de fous, 2003, p. 339). 

 

Une très abondante littérature a pris son essor à partir de là. Deleuze, une philosophie des multiplicités. Deleuze, une philosophie de l’événement. Deleuze, une philosophie de la création. Deleuze, une philosophie du virtuel… Pour ma part, j’ai une préférence, parmi les commentateurs de Deleuze ; j’ai une préférence pour David Lapoujade. Il exige des trucs. Il sent que ça ne va pas, que l’université s’agite beaucoup mais n’explique rien. Et alors Lapoujade fait une remarque importante. On la trouve dans son livre Deleuze, les mouvements aberrants, 2014, dans l'Introduction. C’est bien joli, dit-il, toutes ces déclarations, mais elles n’indiquent au fond que des thèses générales, « sans remonter jusqu’au problème effectif d’où ces thèses procèdent ». Pour trouver le problème, dit Lapoujade, il faut regarder au combat, qu’est-ce que combat Deleuze, il est aux prises avec quoi ? Et puis pour quoi est-ce qu’il combat, pour donner lieu et existence à quoi ? « Il est évident qu’un tel problème ne peut pas être énoncé par celui qui est aux prises avec lui. Il agit comme un impensé au cœur de la pensée et le travail philosophique devient l’exposé du déplacement du problème ou de la question. » 

 

Lapoujade n’est pas n’importe qui. Il a été d’une certaine façon choisi par Deleuze. Deleuze vieux l’avait intronisé comme éditeur des textes posthumes. Il a pris le temps pour écrire son livre, il a tourné sept fois la langue dans sa bouche. Vingt ans après la mort de Deleuze, il avance ce titre : Deleuze, les mouvements aberrants. Il ne trouve pas ce mot, « mouvements aberrants », dans une déclaration, mais quelque part dans un gros livre sur le cinéma, et il dit voilà, on n’a pas assez vu le côté humoristique taquin pervers de Deleuze, et que partout toujours, ce qui l’a intéressé dans tous les domaines, c’est l’expérimentation de mouvements bizarres et aberrants. Il a combattu tout ce qui pouvait les empêcher ; il a combattu sur tous les fronts pour les faire exister. 


La proposition est très excitante au début du livre. Elle retombe un peu par la suite. Lapoujade pose des questions latines, inspirées de Kant, il cherche des justifications « en droit », zut : les mouvements pervers et aberrants affrontent une espèce de tribunal. C’est peut-être le destin obligatoire de tels mots, pervers, aberrant. On veut prendre à rebrousse-poil la malédiction qui s’attache à l’usage courant des mots, on revendique la perversion, l’aberration. Mais alors, passé le moment jouissif de la provocation, vous aurez à vous justifier, pervers jusqu’à quel point, aberrant jusqu’à quel point, hein, quand même ! De quel droit au fond. 

 

Bon, je m’éloigne un peu du titre du jour, de cette séance, que valent les déclarations ? Nous, la déclaration qui nous intéresse a un contexte très précis et très singulier, un contexte justement bien bizarre et émoustillant, si ce n’est pervers et tordu. C’est l’exercice qui s’intitule l’Abécédaire de Gilles Deleuze. En apparence, toute la sollicitation vient de l’extérieur. Voyez les circonstances chez Wikipédia. Pierre-André Boutang veut Deleuze dans un entretien filmé. Claire Parnet propose la forme abécédaire, elle en a choisi les entrées, A comme animal, B comme boisson, etc. Deleuze impose essentiellement une chose : que ce soit un objet posthume, que cet unique film sur lui ne soit diffusé qu’après sa mort. Citons un bout du préambule, par l’intéressé lui-même.

 

« Alors, ce qui nous sauve, ce qui me sauve, c’est la clause. La clause, c’est : tout cela ne sera utilisé, si c’est utilisable, ne sera utilisé qu’après ma mort. Alors, tu comprends, je me sens déjà réduit à l’état de pure archive de Pierre-André Boutang, de feuille de papier, [On voit Parnet rigoler dans le miroir] et ça me remonte beaucoup, ça me console beaucoup — et presque à l’état de pur esprit : je parle, je parle de… après ma mort, et on sait bien qu’un pur esprit, il suffit d’avoir fait tourner les tables pour savoir qu’un pur esprit, c’est pas quelqu’un qui donne des réponses très, très profondes, ni très intelligentes. C’est un peu sommaire. Donc tout me va, tout me va là-dedans. On commence, A, B, C, D, ce que tu veux. » (Pour suivre d'un bout à l'autre le verbatim de l'Abécédaire, voyez ces excellentes pages... Ici la séquence...)

 

Deleuze aime jouer des rôles, il en a même fait un procédé pour ses livres. Procédé unique, aucun philosophe tenu par l’université n’a jamais rien fait de semblable. Chaque fois qu’il écrit un nouveau livre, et parfois le phénomène se produit à l’échelle d’une unité textuelle beaucoup plus petite qu’un livre, l’énonciateur est un homme nouveau, qui n’a jamais entendu parler des autres ouvrages parus sous la signature de Deleuze. Ainsi l’énonciateur de Différence et répétition, une sorte de penseur privé, ne cite même pas en bibliographie le livre Proust et les signes, qui développe pourtant une doctrine déjà très élaborée de la différence et de la répétition, leur articulation, l’espèce de grâce qui se joue dans les vraies répétitions. Ainsi l’ami des anciens stoïciens et de Lewis Carroll qui s’exprime tout au long de Logique du sens ne fait aucune allusion au livre Différence et répétition, qui vient de paraître, et où se trouvent élaborées plusieurs de ses catégories les plus importantes. Nous reviendrons sur ce procédé, véritable marque de fabrique des textes et surtout des livres de Deleuze, le grand procédé des énonciateurs qui s’ignorent. Ce procédé favorise évidemment le divers, à chaque livre Deleuze sera quelqu’un d’autre. Il complique, pour le lecteur, la tâche de faire l’unité de cette philosophie : où sera le vrai Deleuze, celui qui nous donne la clé des autres ? 

 

D’où l’intérêt des entretiens. Dans un entretien, quand même, on a bien Deleuze en chair et en os, qui parle de l’ensemble de ses livres. On est tenté de chercher là l’unité. Mais Deleuze répugne à se mettre en position de commentateur de ses propres ouvrages, et puis, c’est impossible : jusqu’à la mort l’œuvre est toujours en cours, c’est ce que nous dit Lapoujade, le problème doit rester implicite, du point de vue de celui qui continue à mener son combat. 

 

Seulement voilà, soixante-trois, soixante-quatre ans, arrive cette occasion. On lui propose un film. Passer à la télé, a priori, c’est non. Instantanément le personnage filmé se substitue aux énonciateurs des livres, l’emporte sur eux, écrase tout. À moins que… Profiter de l’occasion pour créer un personnage. Dire quelque chose sur l’œuvre entière, après tout, oui, mais ce n’est possible que du point de vue d’après la mort. On imagine la jubilation. La télé lui propose quelque chose, la télé veut le mettre en boite, et Deleuze n’a pas beaucoup d’estime pour la télé. Il faut « contre-effectuer » la proposition qu’on lui fait. Inventer son propre fantôme, s’imaginer dans la condition de pur esprit après sa mort, ah voilà, ça oui, ce sera de l’expérimentation. Sur cette base, on peut, ou plutôt : bien sûr ! il faut dire oui à la télé.

 

C'est ainsi qu'on en arrive tranquillement à la lettre K comme Kant, au cours semble-t-il de la deuxième longue séance d’enregistrement, le 4 février 1989. Et là personne ne lui demande si son œuvre, en fin de compte, a une unité, si tous ces livres qu’il a écrits dessinent bien à la fin une philosophie, personne ne s’interroge ni ne l’interroge sur ce qui ferait un fil conducteur. Simplement, Claire Parnet note que Deleuze a beaucoup écrit sur Kant, alors qu’il se réclame plutôt d’auteurs comme Spinoza et Nietzsche. Alors quoi, est-ce que Kant, Spinoza, Nietzsche, c’est le même état d’esprit ? On sait que Deleuze a préparé ces entretiens, il ne connaît pas les questions à l’avance, mais il a ruminé depuis des semaines la liste des thèmes, il y a sûrement un certain nombre de choses qui lui tiennent à cœur, qu’il pourra dire ici ou là, en rapport indirect avec un thème ou une question, il les garde en réserve. Là, c’est l’occasion. Il fait le tri dans la question de Claire Parnet, il se concentre sur Spinoza, Nietzsche, est-ce que c’est la même famille que Kant ? Bien sûr que non. Revoyez la déclaration, ici.

 

Avec un petit sourire, comme s’il y avait là une facétie, un truc à lui, qui dérange un peu l’ordre des thèmes, mais bon, qu’il faudra caser de toute façon, il se place exactement sur le terrain du « problème », sur le terrain de Lapoujade. Il s’engage sur ce terrain en mimant presque une terreur religieuse : alors ça ! voilà bien le mystère des mystères, l’affinité de quelqu’un avec un type de problèmes… Là, si on ne sent pas le pur esprit qui fait tourner la table et qui parle d’après sa mort, on perd toute la puissance de ce qui se passe. K comme Kant, il s’est préparé ; il prend la main… Sans crier gare, et pourtant en douceur, à peine un coup d’œil malin et l’entretien suit son cours : il a fait tourner la table, cent-quatre-vingts degrés. Et il peut dire le secret, puisque le Deleuze de chair et d’os est déjà mort, il peut dire l’unité, puisque d’ailleurs la dire n’est pas du tout la faire ni la démontrer. Par un tout petit mouvement pervers ou aberrant, par la clause posthume de l’entretien, il s’est mis en condition de contourner le paradoxe de Lapoujade. Il s’agit bien d’une déclaration : sur le moment Parnet, Boutang, quelques techniciens en furent les témoins, en chair et en os. Mais ce n’est pas une déclaration de plus, qui concerne la généralité d’une thèse de plus : c’est la remontée sans crier gare au problème effectif. Voilà mon problème à moi. Et puis je ne suis pas seul, il y a une tradition, j'identifie une tradition, et je m'inscris dedans, quelques auteurs, et non pas tous les autres. Ceci dit, les indications restent très sommaires ; on ne peut espérer davantage d’une table tournante. Pas bien élégamment formulées. Nous les examinerons à la prochaine séance. 

 

Retenons ceci : soixante-quatre ans ; Deleuze joue son propre fantôme à la caméra ; en plein milieu de l’Abécédaire, il a repéré l’occasion de la lettre K comme Kant : il déclare brusquement l’unité de son œuvre. 

mercredi 20 mars 2024

Documents pour un mini-cours, "Deleuze à soixante-quatre ans"

                                                                 

                   Critique et clinique                       

           


Nous allons pendant un certain temps nous intéresser à Deleuze vieux. À cause d’une déclaration de quelques phrases et d’un texte de quelques pages. La déclaration est parfaitement datée, on en a la captation audiovisuelle, Deleuze dans son appartement parisien, le 4 février 1989. Le texte, lui, paraît dans un recueil qui sera le dernier livre de Deleuze avant sa mort, parmi d’autres textes courts, la plupart consacrés à des écrivains, à la littérature. Le recueil s’appelle Critique et clinique, 190 pages, et il est publié en 1993. Ce qui nous intéresse donc, c’est ce que faisait Deleuze autour de ses soixante-quatre ans.  "Deleuze à soixante-quatre ans". Ce serait une sorte de mini-cours. Tâchons d'en trouver la patience et la constance. 


La captation audiovisuelle du 4 février 1989 : 

Notre séquence commence à 1:48:22 et se termine à 1:51:15.

Transcription de la séquence, téléchargez le pdf : "Je me sens un peu lié aux problèmes qui..."

Transcription de la séquence, format jpeg :


transcription
Le chapitre XV, "Pour en finir avec le jugement", dans Critique et clinique, Ed. de Minuit, 1993, p. 158 à 169 :

                                               

mardi 19 mars 2024

Anniversaires deleuziens, cette année...

Cette note est une annonce. J'expliquerai bientôt pourquoi l'année 2024, mieux que 2025, est la véritable grande année anniversaire du deleuzisme. Deleuze étant né le 18 janvier 1925, j'imagine que des publications et des publicités sont prévues pour l'année prochaine, le centenaire de la naissance. Certes, certes. 


Ruyer, LE métaphysicien français
du 20ème siècle


Cependant, la philosophie de Deleuze accorde beaucoup plus d'importance à l'embryogenèse, à l'individu encore dans l'œuf, en train de se faire, qu'à la première respiration et au premier cri. C'est un point commun avec un autre grand philosophe français, Raymond Ruyer (mort en 1987), moins connu, mais que Deleuze a lu assidûment, nous en parlerons souvent dans ces pages. Un très beau livre de Ruyer, publié assez longtemps après sa mort, a pour titre l'Embryogenèse du monde et le dieu silencieux, 260 pages, 2013. Chez Deleuze aussi, il y a une embryogenèse du monde ; et puis il y a un dieu que Nietzsche appelait le dieu inconnu, Dionysos. 



Fœtus astral,
film "2001, Odyssée de l'espace"
 


Cette année donc, nous fêterons Deleuze placentaire, ou Deleuze dans l'œuf, par exemple à partir du mois de mai. Ce sera plutôt pour de rire. 





Minuit, direction Tony Duvert, années 72-74

Plus sérieusement, un autre anniversaire s'impose, qui là nous porte au cœur du deleuzisme, ses concepts les plus importants, ses secrets. C'est le cinquantenaire du n°10 de la revue Minuit (elle a disparu depuis longtemps), le numéro de septembre 1974. Dans ce numéro, Deleuze et son compère Guattari publiaient un texte conçu pour figurer ultérieurement dans Mille plateaux, sous le titre : "28 novembre 1947 — Comment se faire un corps sans organes ?" Alors justement, des corps sans organes, il y en a de beaucoup de sortes diront les auteurs, mais c'est par exemple un œuf... Les deux anniversaires, les deux jubilés résonnent, le cinquantenaire et le centenaire. Deleuze dans l'œuf et Deleuze qui parle des corps-œufs, en train de se faire... Il y a beaucoup, beaucoup d'autres choses dans ce texte, je veux dire dans la version de 1974, sensiblement différente de celle de 1980 qu'on connait dans Mille plateaux. Avis aux amateurs, cherchez dans les bibliothèques. Nous en reparlerons bientôt. 


Reprenons... Neuf ans après, un nouveau titre.

Ce blog est resté en plan depuis février 2015. Vers 2019, je me suis aperçu que je n'avais même plus la main sur les contenus, un changement intervenu chez Google, la disparition du réseau social Google Plus, impossible de me reconnecter aux pages. Et puis ce dimanche, avant-hier, idée vague de créer un nouveau blog, manipulations hasardeuses autour de Blogger : tout-à-coup l'atelier de publication s'ouvre sur mon écran ; et tout est là, comme je l'ai laissé en 2015. J'en ressens comme une bouffée jubilatoire. Une incitation fortuite, il faut la saisir. 

Lettre K comme Kant,
"on ne pose pas n'importe quels problèmes"

L'adresse du blog reste inchangée, c'est la règle : pour-sortir-du-jugement... J'ai pourtant eu envie de modifier le titre. Ce sera jusqu'à nouvel ordre : Deleuze et le système du jugement. Que Deleuze soit dans le titre,  déjà, c'est mieux. Un titre plus complet devrait être : "chercher des moyens pour en finir avec le système du jugement". C'est la formulation exacte du problème récurrent de toute son œuvre que donne Deleuze dans ses entretiens de l'Abécédaire, à la lettre K comme Kant. Un peu trop long pour un titre. Mais enfin s'agit-il d'en finir, ou de sortir ? d'en finir avec le système du jugement, de sortir du jugement, du système du jugement ? La formule de "sortir" n'est pas employée par Deleuze. Elle convient pourtant très bien à son plus gros livre, Mille plateaux, 640 pages, 1980. Le thème de la fuite y prend beaucoup d'importance. Alors pourquoi pas : insister sur ce mouvement de sortir, et d'en sortir... C'est ce que j'ai fait lors de la première vie de ce blog, de 2013 à 2015, tous mes efforts concentrés sur Mille plateauxMais cette idée de sortir, de partir, de voyager, court le risque de dissimuler d'autres manières de fuir, du type devenir imperceptible ou passer entre les gouttes. Et puis, elle s'applique moins bien aux autres livres et textes de Deleuze, en dehors de Mille plateaux

Mais enfin direz-vous, s'il s'agit de sortir et d'en finir, un titre court et plus exact aurait dû être : Deleuze contre le système du jugement. Deleuze et le système du jugement, il y a ambiguïté. On pourrait croire que Deleuze, comme philosophe, a élaboré un système personnel qui sur ce blog prendrait le nom de système du jugement. Eh bien, je cours le risque. Il suffira d'aller un tout petit peu plus loin que le titre pour voir qu'il s'agit d'en finir, de "chercher des moyens pour en finir avec le système du jugement, et pour y mettre autre chose à la place". Cette autre chose n'a pas encore de nom, ou bien elle en a plusieurs possibles, proposés ici et là par Deleuze — par exemple "système physique de la cruauté", dans un texte très important du recueil Critique et clinique, 1993. De toute façon, il s'agit encore ici de considérations toutes nominales, nous ne savons pas encore ce que Deleuze entend par tout cela, jugement, doctrine du jugement, système du jugement, et parfois doctrine du jugement de Dieu, ou jugement de Dieu tout court, qui pèserait réellement sur la Terre, pas seulement une doctrine dans nos têtes, mais une instance qui nous ligote par exemple à la forme organique du corps humain. Les pages de ce blog veulent justement éclairer tout ça. 

"Deleuze explique Guattari,
 signé toi."

Je vais essayer de procéder plus lentement, moins par symboles et par allusions que dans la première vie du blog. En dessous du titre, j'ai ajouté : Destivère explique Deleuze. Signe d'une volonté pédagogique. La formule peut passer pour prétentieuse — oui, oui ! On en a marre de rien comprendre, va falloir oser, va falloir parfois trancher. Dans le livre Dialogues, 180 pages, 1977, soi-disant écrit avec Claire Parnet, Deleuze donne la formule suivante : "ce serait Deleuze explique Guattari, signé toi". C'est dire que Deleuze, par ailleurs connu pour sa difficulté et ses séquences d'obscurité, ne dédaigne pas d'expliquer. À un autre endroit, il a formulé ce conseil : "ne pas trop s'expliquer". Ces formules pourraient nous mener loin, puisque les termes expliquer, impliquer, compliquer, et même perpliquer qui n'existe pas, prennent chez Deleuze, du moins dans certains de ses livres, une importance philosophique et même ontologique de première grandeur. Ontologique signifie qu'ils concernent toutes les choses en général et la façon dont elles s'imbriquent les unes dans les autres, dans toute expérience que nous en avons. Nous y reviendrons, forcément. Retenons que Deleuze a pu pour son compte "ne pas trop s'expliquer", mais qu'il n'a pas dédaigné d'expliquer Guattari par exemple, et de faire signer une partie de cette explication par quelqu'un d'autre, à savoir son amie Mlle Parnet, comme ça, pour des raisons qui les regardaient. 

Ici, ce sera donc Destivère explique Deleuze. Rien de définitif, ni de monolithique, il y a toujours des explications, les unes parfois senties comme meilleures que les autres. Depuis la première vie de ce blog, depuis son endormissement en 2015, j'ai gagné un peu en assurance. Deleuze sera toujours difficile, mais enfin, on trouve des explications. On arrive à stabiliser certaines explications de détail et surtout une explication d'ensemble. L'idéal serait bien sûr d'arriver à faire avec lui ce qu'il a fait avec Nietzsche, avec Spinoza. Il a écrit Nietzsche et la philosophie, 230 pages, 1964, dans lequel il explique Nietzsche. Il a écrit Spinoza et le problème de l'expression, 330 pages, 1968, dans lequel il explique Spinoza. Voilà, moi, sous une forme moins contrainte que celle du livre, j'essaie ici d'expliquer Deleuze. 


samedi 14 février 2015

Deleuze, du psychisme partout ? – à partir de Lapoujade et des trois synthèses du temps


     Mea culpa. Je suis allé trop vite. C’est à cela qu’on reconnaît un bon livre, et celui de Lapoujade est excellent. On lui objecte, et il répond. Je m’étonnais qu’ayant titré un de ses chapitres Trois synthèses (ou Qu’est-ce qui s’est passé ?), Lapoujade n’aille pas comparer les synthèses aux « lignes », les trois synthèses passives du temps aux trois types de lignes de nos agencements que décrivent les plateaux n°8 et n°9. Eh bien si ! C’est l’objet d’une note p. 92 : « Nous avons comparé les trois synthèses du temps aux trois aspects de la Ritournelle dans Mille plateaux, mais on peut également les comparer aux trois lignes de vie – ou de temps – du 8e plateau. »

      C’est intéressant, car nous voici devant un problème deleuzien par excellence : un air de famille très net entre des passages éloignés de l’œuvre, les trois synthèses du temps dans Différence et répétition (Habitus, Eros avec Mnémosyne, Narcisse avec Thanatos, tout le chap. 2), les trois types de lignes dans les agencements aux plateaux n°8 et 9 (ligne molaire coutumière, ligne moléculaire ou souple, ligne de fuite), et trois aspects de la Ritournelle au plateau n°11, ceux que Lapoujade commente avec précision : la prétention territoriale (p. 69 ; l’oiseau marque son territoire) ; l’existence d’un Natal, comme foyer intense, qui fait penser à la réminiscence platonicienne (p. 75 ; le saumon revient vers la source, « animal platonicien » écrit très joliment notre auteur) ; et aussi l’ouverture sur un Cosmos déterritorialisé (comme dans les grandes migrations animales, polarisées par une énergie solaire ou magnétique ; p. 91).

     On ne peut que constater, avec Lapoujade, que les trois synthèses du chap. 2 de DR sont dites « fondation », « fondement » et « effondement » ou « sans fond » du temps. Mais ce sont aussi comme des pôles subjectifs, des « pour-soi » qui se forment, se réunissent ( ?) et s’approfondissent au sein d’un « système », système bio-psychique. Et puis la troisième synthèse est le domaine des grands Répétiteurs religieux, Kierkegaard et Péguy, dépassés par Nietzsche et son éternel retour ; le domaine des conduites et des répétitions où se jouent notre perte et notre salut. Kierkegaard et Péguy repoussent les répétitions de l’habitude et de la mémoire au profit d’une répétition plus haute, et l’on ne peut s’empêcher de songer à Spinoza, avec ses trois genres de connaissance, qui sont aussi des modes d’existence, et un chemin, pour l’âme humaine, vers sa béatitude.

     Qu’est-ce qu’on retrouve des trois synthèses dans leurs avatars des plateaux n°8 et 9, du plateau n°11 ? S’agit-il encore de la vie bio-psychique ? On dirait que oui. Mais une fois ce sont plutôt les lignes d’une vie humaine individuelle (plateau n°8), une autre fois les lignes micro-politiques d’une vie collective (plateau n°9), une troisième fois des aspects marquants de la conduite des animaux à territoire (plateau n°11). Surtout dans le troisième cas, il est moins question de synthèses passives que de toutes sortes d’activités expressives. S’agit-il à présent d’en dire plus sur les synthèses actives du comportement, qui s’appuient sur les synthèses passives du temps et de la psyché ? La piste est à explorer.

     Le problème s’élargit lorsque nous remarquons d’autres avatars très importants des trois synthèses. L’Anti-Œdipe n’est-il pas construit autour d’un tel avatar, lui-même dédoublé, bio-psychique et social ? Les trois synthèses de la production désirante (la psyché renommée « machine désirante »), leur méconnaissance désastreuse par la psychanalyse (alors que le freudisme pouvait servir de paradigme dans DR), leur présence reconnaissable au sein des grands types de formations sociales (« machines sociales », chacune avec son mode de « représentation »). Et Qu’est-ce que la philosophie ?... La philosophie, les sciences, les arts, comme activités expressives… N’y retrouve-t-on pas encore quelque chose des synthèses du chap. 2 de DR, quelque chose d’une « liaison » (première synthèse) qui opère respectivement au niveau des concepts d’une philosophie, des fonctions des sciences, des blocs de sensation des arts ; quelque chose d’une « résonance » (deuxième synthèse) qui se traduit par le plan d’immanence d’une philosophie, le plan de référence d’une science, le plan de composition des œuvres d’art ; quelque chose d’un « mouvement forcé », qui met des « personnages » sur chaque plan, personnages conceptuels, observateurs partiels, figures ?

     Les avatars des trois synthèses demandent une enquête détaillée. Et certainement, oui, Lapoujade a raison, allusion est faite chaque fois à « fondation », « fondement », « effondement ». Mais plus frappant encore : comment Deleuze et Guattari peuplent tous les « systèmes » qui les intéressent de synthèses dont le paradigme est disons « bio-psychique ». Un agencement de désir, c’est une psyché. Un agencement social : encore une psyché. Un agencement territorial animal : déjà une psyché. Un système philosophique ? une sorte de psyché. Une œuvre scientifique ? une autre sorte. L’œuvre d’un artiste ? encore une psyché, et d’ailleurs très comparable à l’agencement territorial des oiseaux-artistes…

     Un des derniers chapitres de Lapoujade s’intitule Fendre la monade. En attendant, relevons déjà ce goût très caractéristique du deleuzisme, de redécouvrir au sein de systèmes très diversement qualifiés (qualification « mécanique, physique, biologique, psychique, sociale, esthétique, philosophique, etc. », anticipait Deleuze (DR, p. 155)), des synthèses, passives ou actives, d’une psyché dont un paradigme est posé dès le chap. 2 de Différence et répétition.