samedi 14 février 2015

Deleuze, du psychisme partout ? – à partir de Lapoujade et des trois synthèses du temps


     Mea culpa. Je suis allé trop vite. C’est à cela qu’on reconnaît un bon livre, et celui de Lapoujade est excellent. On lui objecte, et il répond. Je m’étonnais qu’ayant titré un de ses chapitres Trois synthèses (ou Qu’est-ce qui s’est passé ?), Lapoujade n’aille pas comparer les synthèses aux « lignes », les trois synthèses passives du temps aux trois types de lignes de nos agencements que décrivent les plateaux n°8 et n°9. Eh bien si ! C’est l’objet d’une note p. 92 : « Nous avons comparé les trois synthèses du temps aux trois aspects de la Ritournelle dans Mille plateaux, mais on peut également les comparer aux trois lignes de vie – ou de temps – du 8e plateau. »

      C’est intéressant, car nous voici devant un problème deleuzien par excellence : un air de famille très net entre des passages éloignés de l’œuvre, les trois synthèses du temps dans Différence et répétition (Habitus, Eros avec Mnémosyne, Narcisse avec Thanatos, tout le chap. 2), les trois types de lignes dans les agencements aux plateaux n°8 et 9 (ligne molaire coutumière, ligne moléculaire ou souple, ligne de fuite), et trois aspects de la Ritournelle au plateau n°11, ceux que Lapoujade commente avec précision : la prétention territoriale (p. 69 ; l’oiseau marque son territoire) ; l’existence d’un Natal, comme foyer intense, qui fait penser à la réminiscence platonicienne (p. 75 ; le saumon revient vers la source, « animal platonicien » écrit très joliment notre auteur) ; et aussi l’ouverture sur un Cosmos déterritorialisé (comme dans les grandes migrations animales, polarisées par une énergie solaire ou magnétique ; p. 91).

     On ne peut que constater, avec Lapoujade, que les trois synthèses du chap. 2 de DR sont dites « fondation », « fondement » et « effondement » ou « sans fond » du temps. Mais ce sont aussi comme des pôles subjectifs, des « pour-soi » qui se forment, se réunissent ( ?) et s’approfondissent au sein d’un « système », système bio-psychique. Et puis la troisième synthèse est le domaine des grands Répétiteurs religieux, Kierkegaard et Péguy, dépassés par Nietzsche et son éternel retour ; le domaine des conduites et des répétitions où se jouent notre perte et notre salut. Kierkegaard et Péguy repoussent les répétitions de l’habitude et de la mémoire au profit d’une répétition plus haute, et l’on ne peut s’empêcher de songer à Spinoza, avec ses trois genres de connaissance, qui sont aussi des modes d’existence, et un chemin, pour l’âme humaine, vers sa béatitude.

     Qu’est-ce qu’on retrouve des trois synthèses dans leurs avatars des plateaux n°8 et 9, du plateau n°11 ? S’agit-il encore de la vie bio-psychique ? On dirait que oui. Mais une fois ce sont plutôt les lignes d’une vie humaine individuelle (plateau n°8), une autre fois les lignes micro-politiques d’une vie collective (plateau n°9), une troisième fois des aspects marquants de la conduite des animaux à territoire (plateau n°11). Surtout dans le troisième cas, il est moins question de synthèses passives que de toutes sortes d’activités expressives. S’agit-il à présent d’en dire plus sur les synthèses actives du comportement, qui s’appuient sur les synthèses passives du temps et de la psyché ? La piste est à explorer.

     Le problème s’élargit lorsque nous remarquons d’autres avatars très importants des trois synthèses. L’Anti-Œdipe n’est-il pas construit autour d’un tel avatar, lui-même dédoublé, bio-psychique et social ? Les trois synthèses de la production désirante (la psyché renommée « machine désirante »), leur méconnaissance désastreuse par la psychanalyse (alors que le freudisme pouvait servir de paradigme dans DR), leur présence reconnaissable au sein des grands types de formations sociales (« machines sociales », chacune avec son mode de « représentation »). Et Qu’est-ce que la philosophie ?... La philosophie, les sciences, les arts, comme activités expressives… N’y retrouve-t-on pas encore quelque chose des synthèses du chap. 2 de DR, quelque chose d’une « liaison » (première synthèse) qui opère respectivement au niveau des concepts d’une philosophie, des fonctions des sciences, des blocs de sensation des arts ; quelque chose d’une « résonance » (deuxième synthèse) qui se traduit par le plan d’immanence d’une philosophie, le plan de référence d’une science, le plan de composition des œuvres d’art ; quelque chose d’un « mouvement forcé », qui met des « personnages » sur chaque plan, personnages conceptuels, observateurs partiels, figures ?

     Les avatars des trois synthèses demandent une enquête détaillée. Et certainement, oui, Lapoujade a raison, allusion est faite chaque fois à « fondation », « fondement », « effondement ». Mais plus frappant encore : comment Deleuze et Guattari peuplent tous les « systèmes » qui les intéressent de synthèses dont le paradigme est disons « bio-psychique ». Un agencement de désir, c’est une psyché. Un agencement social : encore une psyché. Un agencement territorial animal : déjà une psyché. Un système philosophique ? une sorte de psyché. Une œuvre scientifique ? une autre sorte. L’œuvre d’un artiste ? encore une psyché, et d’ailleurs très comparable à l’agencement territorial des oiseaux-artistes…

     Un des derniers chapitres de Lapoujade s’intitule Fendre la monade. En attendant, relevons déjà ce goût très caractéristique du deleuzisme, de redécouvrir au sein de systèmes très diversement qualifiés (qualification « mécanique, physique, biologique, psychique, sociale, esthétique, philosophique, etc. », anticipait Deleuze (DR, p. 155)), des synthèses, passives ou actives, d’une psyché dont un paradigme est posé dès le chap. 2 de Différence et répétition.