vendredi 31 mai 2024

Deleuze, Différence et répétition — d'un leibnizianisme vulgarisé à la méthode de dramatisation

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D’un leibnizianisme vulgarisé à la méthode de dramatisation

liste des abréviations

 

La logique leibnizienne du concept est un des fleurons de la philosophie d’école. C’est sur sa base qu’étaient construits les grands manuels de métaphysique du XVIIIème siècle allemand, Wolff, Baumgarten, Meier, ceux que Kant commenta pendant trente ans devant ses étudiants, ceux qu’il a voulu réformer en profondeur par ses trois Critiques. C’est encore cette doctrine que discutent Couturat et Russell, à l’aube d’une importante réforme de la logique mathématique, à la fin du XIXème siècle. Le Penseur privé s’est informé de cette école, de ces discussions, et cherche à faire entrer son problème de répétition dans les coordonnées de cette logique. Il commence par un résumé saisissant des principes leibniziens, effrayant et hilarant de concision.

 

Posons une question quid juris : le concept peut être en droit celui d'une chose particulière existante, ayant alors une compréhension infinie. La compréhension infinie est le corrélat d'une extension = 1. Il importe fort que cet infini de la compréhension soit posé comme actuel, non pas comme virtuel ou simplement indéfini. C'est à celle condition que les prédicats comme moments du concept se conservent, et ont un effet dans le sujet auquel ils s'attribuent. La compréhension infinie rend ainsi possible la remémoration et la récognition, la mémoire et la conscience de soi (même quand ces deux facultés ne sont pas infinies pour leur compte). On appelle représentation le rapport du concept et de son objet, sous ce double aspect, tel qu'il se trouve effectué dans cette mémoire et cette conscience de soi. On peut en tirer les principes d'un leibnizianisme vulgarisé. D'après un principe de différence, toute détermination est conceptuelle en dernière instance, ou fait actuellement partie de la compréhension d'un concept. D'après un principe de raison suffisante, il y a toujours un concept par chose particulière. D'après la réciproque, principe des indiscernables, il y a une chose et une seule par concept. L'ensemble de ces principes forme l'exposition de la différence comme différence conceptuelle, ou le développement de la représentation comme médiation.

DR, p. 20-21 

 

 

Deleuze a prévenu son lecteur, dans l’Avant-propos :

 

Un livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science-fiction. 

DR, p. 3

 

 

Il a aussi invoqué Borgès. Le leibnizianisme vulgarisé va être le ressort d’une sorte de métaphysique-fiction : tenter, sur la base des principes ci-dessus, une explication des phénomènes de répétition, tout du moins de certains d’entre eux. Ce sera l’explication des répétitions de mots, répétitions nominales ; de la répétition réduite à deux objets symétriques, exemple de vraie répétition dans la nature, puisque les deux choses sont non-superposables tout en ayant le même concept. Et surtout, une tentative d’explication des répétitions de la liberté, celles qui intéressent la psychanalyse. L’explication repose sur « le blocage du concept ». On flirte avec le canular, mais on aboutit à une vision décapante de ce qui est en jeu dans une psychanalyse.

 

Les concepts à compréhension finie sont les concepts nominaux ; les concepts à compréhension indéfinie, mais sans mémoire, sont les concepts de la Nature. Or ces deux cas n'épuisent pas encore les exemples de blocage naturel. Soit une notion individuelle ou une représentation particulière à compréhension infinie, douée de mémoire, mais sans conscience de soi. La représentation compréhensive est bien en soi, le souvenir est là, embrassant toute la particularité d'un acte, d'une scène, d'un événement, d'un être. Mais ce qui manque, pour une raison naturelle déterminée, c'est le pour-soi de la conscience, c'est la récognition. Ce qui manque à la mémoire, c'est la remémoration, ou plutôt l'élaboration. La conscience établit entre la représentation et le Je un rapport beaucoup plus profond que celui qui apparaît dans l'expression « j'ai une représentation » ; elle rapporte la représentation au Je comme à une libre faculté qui ne se laisse enfermer dans aucun de ses produits, mais pour qui chaque produit est déjà pensé et reconnu comme passé, occasion d'un changement déterminé dans le sens intime. Quand manque la conscience du savoir ou l'élaboration du souvenir, le savoir tel qu'il est en soi n'est plus que la répétition de son objet : il est joué, c'est-à-dire répété, mis en acte au lieu d'être connu. La répétition apparaît ici comme l'inconscient du libre concept, du savoir ou du souvenir, l'inconscient de la représentation. Il revient à Freud d'avoir assigné la raison naturelle d'un tel blocage : le refoulement, la résistance, qui fait de la répétition même une véritable « contrainte », une « compulsion ». 

DR, p. 24

 

Ainsi le leibnizianisme vulgarisé, l’exposition de la différence comme différence conceptuelle, le développement de la représentation comme médiation, est une tentative d’explication, qui a ses charmes, mais qui va tout de suite montrer ses limites. On n’obtient ainsi qu’une explication négative et par défaut. 

 

Dans tous les cas, ce qui répète ne le fait qu'à force de ne pas « comprendre », de ne pas se souvenir, de ne pas savoir ou de n'avoir pas conscience. Partout c'est l'insuffisance du concept et de ses concomitants représentatifs (mémoire et conscience de soi, remémoration et récognition) qui est censée rendre compte de la répétition.

DR, p. 26

 

Le Penseur privé, avec son problème universel de répétition, qui doit aller jusqu’aux répétitions religieuses et post-religieuses de Kierkegaard, de Nietzsche et de Péguy, n’est pas satisfait. Les chapitres 4 et 5 de DR seront l’exposé d’un néo-leibnizianisme à même de remplacer le leibnizianisme vulgarisé de l’Introduction. On part donc de l’exposition de la différence comme différence conceptuelle, du développement de la représentation comme médiation. Et on aboutit, à l’exposition de la différence comme différence idéelle-virtuelle-problématique (chap. 4) et comme différence intensive-actuelle-sensible-individuante (chap. 5) ; ces chap. 4 et 5 sont le développement de l’indi-différen(t/c)iation, un mot valise qui doit désigner le tout d’une nouvelle philosophie de la différence… Non plus la différence simplement conceptuelle, mais la différence en Idée, et en intensité. Non plus la représentation, mais l’individuation, la différentiation, la différenciation, sans confondre les deux dernières. 

 

L'individuation, c'est l'acte de l'intensité qui détermine les rapports différentiels à s'actualiser, d'après des lignes de différenciation, dans les qualités et les étendues qu'elle crée. Aussi bien la notion totale est-elle celle de : indi-différen(t/c)iation (indi-drama-différen(t/c)iation). 

DR, p. 317

 

Cette phrase met en jeu l’intensité, l’individuation, les qualités et les étendues (chap. 5), les rapports différentiels dans l’Idée, les différences idéelles, la différentiation (chap. 4), la différenciation (chap. 4 pour sa définition, chap. 5 pour son processus). Le dernier mot valise fait aussi référence à la dramatisation, c’est-à-dire à la méthode qui fait pendant à cette exposition de la différence. 

 

[Une philosophie de la différence] joue toujours sur deux plans, méthodologique et ontologique. D'une part il s'agit de déterminer les différences de nature entre les choses : c'est seulement ainsi qu'on pourra «revenir» aux choses mêmes, en rendre compte sans les réduire à autre chose qu'elles, les saisir dans leur être. Mais d'autre part, si l'être des choses est d'une certaine façon dans leurs différences de nature, nous pouvons espérer que la différence elle-même est quelque chose, qu'elle a une nature, enfin qu'elle nous livrera l'Être. Ces deux problèmes, méthodologique et ontologique, se renvoient perpétuellement l'un à l'autre : celui des différences de nature, celui de la nature de la différence. 

ID, p. 43 (à propos de la différence chez Bergson, mais cet aspect est valable pour DR)

 

Le penseur privé se met en quête d’une philosophie de la différence adéquate aux questions existentielles posées par Kierkegaard, Nietzsche et Péguy sous le titre de la reprise, du retour, de la répétition. Cette philosophie se jouera sur deux plans, ce sera la dramatisation, réponse au problème méthodologique ; l’individuation, la différentiation avec un t, la différenciation avec un c, réponses au problème ontologique. 

 

De sa proposition méthodologique, Deleuze donne un exposé antérieur à la publication de DR, « La méthode de dramatisation » (1967, ID, p. 131). C’est là qu’il affirme le plus clairement la teneur leibnizienne de sa conception.

 

Le texte « Conception de la différence chez Bergson » (1956, ID, p. 43) est également important. C’est pourtant dans un cadre leibnizien, plutôt que bergsonien, que Deleuze inscrit sa propre tentative. Il est en ceci comparable à Whitehead et à Ruyer, l’un et l’autre lecteurs attentifs de Bergson, mais qui développent des métaphysiques néo-leibniziennes ; respectivement une philosophie de l’organisme et un néo-finalisme, selon leurs propres termes. Deleuze n’a pas donné de nom commode au néo-leibnizianisme qu’il élabore dans DR. Nous ne disposons que des mots-valises déjà cités, et du terme de dramatisation, qui s’applique mieux au versant méthodologique qu’au versant ontologique de sa proposition. 

jeudi 30 mai 2024

Deleuze, Différence et répétition — un penseur privé

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Un penseur privé

liste des abréviations

 

Opposer la répétition à la loi morale, en faire la suspension de l'éthique, la pensée de par-delà le bien et le mal. La répétition apparaît comme le logos du solitaire, du singulier, le logos du « penseur privé ». Chez Kierkegaard et chez Nietzsche, se développe l'opposition du penseur privé, du penseur-comète, porteur de la répétition, avec le professeur public, docteur de la loi, dont le discours de seconde main procède par médiation et prend sa source moralisante dans la généralité des concepts (cf. Kierkegaard contre Hegel, Nietzsche contre Kant et Hegel, et de ce point de vue Péguy contre la Sorbonne). 

DR, Introduction, p. 14

 

Dans tout texte de Deleuze, il est important d’identifier au plus tôt un énonciateur principal, qui répond à la question, « qui s’exprime ici ? », « qui parle dans ce livre ? ». La réponse naturelle : « C’est le professeur Deleuze, bien sûr ! », est presque toujours insuffisante. Cette remarque est valable pour toute élaboration philosophique, qu’il s’agisse de Deleuze ou d’un autre philosophe. 

 

Les concepts, nous le verrons, ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition.

QPh, p. 8

 

Il se peut que le personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou par allusion. Pourtant, il est là ; et, même innommé, souterrain, doit toujours être reconstitué par le lecteur. Parfois, quand il apparaît, il a un nom propre : Socrate est le principal personnage conceptuel du platonisme. (…)

 

Le personnage conceptuel n’est pas le représentant du philosophe, c’est même l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie. Les personnages conceptuels sont les « hétéronymes » du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. (…)

 

Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste. Le philosophe est l’idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. (…)

 

Dans l’énonciation philosophique, on ne fait pas quelque chose en le disant, mais on fait le mouvement en le pensant, par l’intermédiaire d’un personnage conceptuel. Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d’énonciation. Qui est Je ?, c’est toujours une troisième personne.

QPh, chap. 3, « Les personnages conceptuels »

 

 

Les personnages les plus saillants du deleuzisme peuvent recevoir les noms suivants, par ordre chronologique d’apparition, dans les principaux livres :

 

-   un penseur privé de la répétition, immoraliste et post-religieux, dans Différence et répétition (1968) ;

-   un maître humoriste stoïcien-zen, spécialiste du langage, dans Logique du sens (1969) ;

-   un anthropologue anti-œdipe, dans l’Anti-Œdipe (dans ce cas, le personnage est dans le titre ; 1972) ;

-   un « géologue » de la morale, sorcier des « devenirs », dans Mille plateaux (1980) ;

-   un vieil artisan menuisier des concepts, dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991).

 

À travers une telle liste de personnages, des mouvements d’ensemble peuvent être précisés, une interprétation globale du deleuzisme proposée. Les deux livres les plus importants sont DR et MP ; donc les personnages : le penseur privé, le sorcier géologue. Le premier se réclame de Kierkegaard, de Nietzsche et de Péguy, il inscrit la répétition proprement nietzschéenne, l’éternel retour, au-delà des répétitions religieuses de Kierkegaard et de Péguy, la répétition royale au-delà des répétitions de la foi. C’est pourquoi nous devons le dire post-religieux. L’élan, l’exaltation religieux sont conservés. Mais la divinité invoquée n’est plus un christ catholique, ni protestant, c’est « Dionysos », le dieu de toutes les transformations démoniques. 

 

D’où le sorcier géologue, qui prendra le relai dans MP. Lui s’inscrit plus spécialement dans la foulée de Nietzsche, D.H. Lawrence, Kafka, Artaud, désignés par Deleuze comme « les quatre grands disciples de Spinoza », et tous réunis autour du programme d’échapper aux trois principales strates qui ligotent l’homme : la strate organique, et deux régimes de signes sociaux (les deux jambes de la morale), « la signifiance despotique », « la subjectivation autoritaire ». Le penseur privé de DR aura indiqué la divinité libératrice à atteindre ; les sorciers du chapitre ou « plateau » n°10 de MP détaillent le procédé pratique pour y parvenir. Autant qu’il est en nous, en mode individuel ou par petits groupes de type « machines de guerre », nous faire des « corps sans organes » et nous libérer des strates qui pèsent sur la Terre. En ce sens post-religieux, immoraliste, et passablement humoristique, DR culmine dans une sorte de théologie (définir et penser le dieu à atteindre, indiquer les « répétitions royales » qui lui correspondent), et MP déploie une véritable théurgie : quels moyens pour atteindre le dieu (accomplir les répétitions royales en « plateaux » d’intensités vécues, qui sont autant d’états de nerfs et de jouissances) ? 

Deleuze à l'agrégation : Différence et répétition (1968)


Différence et répétition,
couverture jaune


Le ministère met Deleuze au concours, épreuves orales d'admission, troisième épreuve "explication d'un texte français ou en français ou traduit en français". Ce sera, au choix du jury, pour chaque candidat admissible, un extrait des Principes de Descartes ou une page de Différence et répétition ! Voici l'annonce officielle :


https://philosophie.ac-versailles.fr/IMG/pdf/agr-gation-externe-section-philosophie---programme-de-la-session-2025-13716.pdf

En prenant comme approximation les données du dernier rapport de jury publié, session 2023, sur environ 700 candidats, 180 sont retenus pour l'oral, et 80 sont reçus à la fin. Cela fait un certain nombre de gens qui vont plancher sur Deleuze, qui se sont déjà mis au travail depuis quelques semaines. 

Je me propose de les accompagner, en livrant ici sous forme de notes bien identifiées comme telles, une lecture de Différence et répétition. Cela commencera en forme de brouillon, quitte à être consolidé au fur et à mesure. 


Différence et répétition,
 couverture orange