— 1 —
Un penseur privé
Opposer la répétition à la loi morale, en faire la suspension de l'éthique, la pensée de par-delà le bien et le mal. La répétition apparaît comme le logos du solitaire, du singulier, le logos du « penseur privé ». Chez Kierkegaard et chez Nietzsche, se développe l'opposition du penseur privé, du penseur-comète, porteur de la répétition, avec le professeur public, docteur de la loi, dont le discours de seconde main procède par médiation et prend sa source moralisante dans la généralité des concepts (cf. Kierkegaard contre Hegel, Nietzsche contre Kant et Hegel, et de ce point de vue Péguy contre la Sorbonne).
DR, Introduction, p. 14
Dans tout texte de Deleuze, il est important d’identifier au plus tôt un énonciateur principal, qui répond à la question, « qui s’exprime ici ? », « qui parle dans ce livre ? ». La réponse naturelle : « C’est le professeur Deleuze, bien sûr ! », est presque toujours insuffisante. Cette remarque est valable pour toute élaboration philosophique, qu’il s’agisse de Deleuze ou d’un autre philosophe.
Les concepts, nous le verrons, ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition.
QPh, p. 8
Il se peut que le personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou par allusion. Pourtant, il est là ; et, même innommé, souterrain, doit toujours être reconstitué par le lecteur. Parfois, quand il apparaît, il a un nom propre : Socrate est le principal personnage conceptuel du platonisme. (…)
Le personnage conceptuel n’est pas le représentant du philosophe, c’est même l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie. Les personnages conceptuels sont les « hétéronymes » du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. (…)
Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste. Le philosophe est l’idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. (…)
Dans l’énonciation philosophique, on ne fait pas quelque chose en le disant, mais on fait le mouvement en le pensant, par l’intermédiaire d’un personnage conceptuel. Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d’énonciation. Qui est Je ?, c’est toujours une troisième personne.
QPh, chap. 3, « Les personnages conceptuels »
Les personnages les plus saillants du deleuzisme peuvent recevoir les noms suivants, par ordre chronologique d’apparition, dans les principaux livres :
- un penseur privé de la répétition, immoraliste et post-religieux, dans Différence et répétition (1968) ;
- un maître humoriste stoïcien-zen, spécialiste du langage, dans Logique du sens (1969) ;
- un anthropologue anti-œdipe, dans l’Anti-Œdipe (dans ce cas, le personnage est dans le titre ; 1972) ;
- un « géologue » de la morale, sorcier des « devenirs », dans Mille plateaux (1980) ;
- un vieil artisan menuisier des concepts, dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991).
À travers une telle liste de personnages, des mouvements d’ensemble peuvent être précisés, une interprétation globale du deleuzisme proposée. Les deux livres les plus importants sont DR et MP ; donc les personnages : le penseur privé, le sorcier géologue. Le premier se réclame de Kierkegaard, de Nietzsche et de Péguy, il inscrit la répétition proprement nietzschéenne, l’éternel retour, au-delà des répétitions religieuses de Kierkegaard et de Péguy, la répétition royale au-delà des répétitions de la foi. C’est pourquoi nous devons le dire post-religieux. L’élan, l’exaltation religieux sont conservés. Mais la divinité invoquée n’est plus un christ catholique, ni protestant, c’est « Dionysos », le dieu de toutes les transformations démoniques.
D’où le sorcier géologue, qui prendra le relai dans MP. Lui s’inscrit plus spécialement dans la foulée de Nietzsche, D.H. Lawrence, Kafka, Artaud, désignés par Deleuze comme « les quatre grands disciples de Spinoza », et tous réunis autour du programme d’échapper aux trois principales strates qui ligotent l’homme : la strate organique, et deux régimes de signes sociaux (les deux jambes de la morale), « la signifiance despotique », « la subjectivation autoritaire ». Le penseur privé de DR aura indiqué la divinité libératrice à atteindre ; les sorciers du chapitre ou « plateau » n°10 de MP détaillent le procédé pratique pour y parvenir. Autant qu’il est en nous, en mode individuel ou par petits groupes de type « machines de guerre », nous faire des « corps sans organes » et nous libérer des strates qui pèsent sur la Terre. En ce sens post-religieux, immoraliste, et passablement humoristique, DR culmine dans une sorte de théologie (définir et penser le dieu à atteindre, indiquer les « répétitions royales » qui lui correspondent), et MP déploie une véritable théurgie : quels moyens pour atteindre le dieu (accomplir les répétitions royales en « plateaux » d’intensités vécues, qui sont autant d’états de nerfs et de jouissances) ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire