dimanche 31 mars 2024

Que valent les déclarations ? — "Deleuze à soixante-quatre ans", 1ère séance

Deleuze en 1989

Dans une note précédente, j'ai donné la référence de deux documents qui vont nous servir, au moins au début, de fil directeur pour expliquer Deleuze, et pour nous tenir d'emblée au plus proche de ce qui fait l'unité de son œuvre immense, qui est d'une grande variété. Plus d'une vingtaine de livres, des dizaines de textes courts, repris en recueils, des transcriptions de cours accessibles en ligne, un long entretien filmé, etc., voilà en quoi consiste l'œuvre de Gilles Deleuze. Nos documents de démarrage, à quoi toute l'explication devra s'accrocher, sont assez courts. C'est d'abord deux minutes d'entretien filmé, pendant lesquelles Deleuze, le 4 février 1989, donne un nom aux problèmes qui l'ont constamment mobilisé au cours de sa carrière philosophique. Il s'est toujours agi, dit-il, de chercher des moyens pour en finir avec le système du jugement. Sans expliquer encore ce dont il s'agit, nous devons dramatiser cette déclaration comme un événement, car Deleuze est avare d'auto-explication, il explique les autres, grand pédagogue, mais quand il s'agit de ce qui ferait l'unité et la logique interne de sa philosophie à lui dans son ensemble, il ne dit rien, ou presque rien. D'où l'importance de cette date, le 4 février 1989, et de l'endroit où tombe cette déclaration, lorsqu'on est en train de l'interroger sur Kant, à la lettre K de cet entretien, organisé en abécédaire. Deleuze vient d'avoir soixante-quatre ans, et il s'estime vieux — il le dit, et d'ailleurs s'en réjouit, la vieillesse a ses avantages. 


L'autre document est un texte d'une dizaine de pages, vraisemblablement écrit la même année 1989, et qui a pour titre "Pour en finir avec le jugement". Texte forcément beaucoup plus étoffé que la déclaration, mais très dense, très concentré, qui demande une lecture extrêmement attentive. Un texte très replié, que nous allons devoir déplier pour en étendre les tentacules jusqu'aux articulations les plus fondamentales des livres de Deleuze. Il ne suffit pas à tout expliquer, mais il permet de dégrossir l'essentiel. 


Cette même année 1989, Deleuze travaille à un texte beaucoup plus connu que nos deux documents, au livre Qu'est-ce que la philosophie ? qui sortira en 1991. Il écrit encore sûrement plein d'autres choses. Mon but n'est pas de commenter maintenant tous ces textes. Je voudrais juste consacrer une série de notes aux deux documents que je viens de citer, et j'intitule cette série de notes "Deleuze à soixante-quatre ans" en l'honneur de cette déclaration du 4 février 1989 sur le système du jugement.  


Mais avant toute chose, faut-il prendre au mot les déclarations d'un philosophe quand elles touchent au sens général de son œuvre ? Nous avons un problème avec les déclarations. Autour de sa soixante-quatrième année, Deleuze en a fait plusieurs, et bien intéressantes, et qui concernent son œuvre dans son unité, ou les clés pour l’expliquer. En septembre 1988, les interviewers du Magazine littéraire demandaient à Deleuze : « Faut-il considérer votre œuvre comme un tout, une unité ? » Deleuze donne des pistes : « Dans tous mes livres, j’ai cherché la nature de l’événement » ; « Tout ce que j’ai écrit était vitaliste, du moins je l’espère, et constituait une théorie des signes et de l’événement ». (Recueil Pourparlers, 1990, p. 194 et 196) En juin 1990, un jeune homme avait écrit un livre, un des premiers sur Deleuze et son œuvre, et l’intéressé l’encourage dans une lettre-préface : « Vous voyez bien l’importance pour moi de la notion de multiplicité : c’est l’essentiel [...]... Je crois que, outre les multiplicités, le plus important pour moi a été l’image de la pensée telle que j’ai essayé de l’analyser dans Différence et répétition, puis dans Proust, et partout ». » (Recueil Deux régimes de fous, 2003, p. 339). 

 

Une très abondante littérature a pris son essor à partir de là. Deleuze, une philosophie des multiplicités. Deleuze, une philosophie de l’événement. Deleuze, une philosophie de la création. Deleuze, une philosophie du virtuel… Pour ma part, j’ai une préférence, parmi les commentateurs de Deleuze ; j’ai une préférence pour David Lapoujade. Il exige des trucs. Il sent que ça ne va pas, que l’université s’agite beaucoup mais n’explique rien. Et alors Lapoujade fait une remarque importante. On la trouve dans son livre Deleuze, les mouvements aberrants, 2014, dans l'Introduction. C’est bien joli, dit-il, toutes ces déclarations, mais elles n’indiquent au fond que des thèses générales, « sans remonter jusqu’au problème effectif d’où ces thèses procèdent ». Pour trouver le problème, dit Lapoujade, il faut regarder au combat, qu’est-ce que combat Deleuze, il est aux prises avec quoi ? Et puis pour quoi est-ce qu’il combat, pour donner lieu et existence à quoi ? « Il est évident qu’un tel problème ne peut pas être énoncé par celui qui est aux prises avec lui. Il agit comme un impensé au cœur de la pensée et le travail philosophique devient l’exposé du déplacement du problème ou de la question. » 

 

Lapoujade n’est pas n’importe qui. Il a été d’une certaine façon choisi par Deleuze. Deleuze vieux l’avait intronisé comme éditeur des textes posthumes. Il a pris le temps pour écrire son livre, il a tourné sept fois la langue dans sa bouche. Vingt ans après la mort de Deleuze, il avance ce titre : Deleuze, les mouvements aberrants. Il ne trouve pas ce mot, « mouvements aberrants », dans une déclaration, mais quelque part dans un gros livre sur le cinéma, et il dit voilà, on n’a pas assez vu le côté humoristique taquin pervers de Deleuze, et que partout toujours, ce qui l’a intéressé dans tous les domaines, c’est l’expérimentation de mouvements bizarres et aberrants. Il a combattu tout ce qui pouvait les empêcher ; il a combattu sur tous les fronts pour les faire exister. 


La proposition est très excitante au début du livre. Elle retombe un peu par la suite. Lapoujade pose des questions latines, inspirées de Kant, il cherche des justifications « en droit », zut : les mouvements pervers et aberrants affrontent une espèce de tribunal. C’est peut-être le destin obligatoire de tels mots, pervers, aberrant. On veut prendre à rebrousse-poil la malédiction qui s’attache à l’usage courant des mots, on revendique la perversion, l’aberration. Mais alors, passé le moment jouissif de la provocation, vous aurez à vous justifier, pervers jusqu’à quel point, aberrant jusqu’à quel point, hein, quand même ! De quel droit au fond. 

 

Bon, je m’éloigne un peu du titre du jour, de cette séance, que valent les déclarations ? Nous, la déclaration qui nous intéresse a un contexte très précis et très singulier, un contexte justement bien bizarre et émoustillant, si ce n’est pervers et tordu. C’est l’exercice qui s’intitule l’Abécédaire de Gilles Deleuze. En apparence, toute la sollicitation vient de l’extérieur. Voyez les circonstances chez Wikipédia. Pierre-André Boutang veut Deleuze dans un entretien filmé. Claire Parnet propose la forme abécédaire, elle en a choisi les entrées, A comme animal, B comme boisson, etc. Deleuze impose essentiellement une chose : que ce soit un objet posthume, que cet unique film sur lui ne soit diffusé qu’après sa mort. Citons un bout du préambule, par l’intéressé lui-même.

 

« Alors, ce qui nous sauve, ce qui me sauve, c’est la clause. La clause, c’est : tout cela ne sera utilisé, si c’est utilisable, ne sera utilisé qu’après ma mort. Alors, tu comprends, je me sens déjà réduit à l’état de pure archive de Pierre-André Boutang, de feuille de papier, [On voit Parnet rigoler dans le miroir] et ça me remonte beaucoup, ça me console beaucoup — et presque à l’état de pur esprit : je parle, je parle de… après ma mort, et on sait bien qu’un pur esprit, il suffit d’avoir fait tourner les tables pour savoir qu’un pur esprit, c’est pas quelqu’un qui donne des réponses très, très profondes, ni très intelligentes. C’est un peu sommaire. Donc tout me va, tout me va là-dedans. On commence, A, B, C, D, ce que tu veux. » (Pour suivre d'un bout à l'autre le verbatim de l'Abécédaire, voyez ces excellentes pages... Ici la séquence...)

 

Deleuze aime jouer des rôles, il en a même fait un procédé pour ses livres. Procédé unique, aucun philosophe tenu par l’université n’a jamais rien fait de semblable. Chaque fois qu’il écrit un nouveau livre, et parfois le phénomène se produit à l’échelle d’une unité textuelle beaucoup plus petite qu’un livre, l’énonciateur est un homme nouveau, qui n’a jamais entendu parler des autres ouvrages parus sous la signature de Deleuze. Ainsi l’énonciateur de Différence et répétition, une sorte de penseur privé, ne cite même pas en bibliographie le livre Proust et les signes, qui développe pourtant une doctrine déjà très élaborée de la différence et de la répétition, leur articulation, l’espèce de grâce qui se joue dans les vraies répétitions. Ainsi l’ami des anciens stoïciens et de Lewis Carroll qui s’exprime tout au long de Logique du sens ne fait aucune allusion au livre Différence et répétition, qui vient de paraître, et où se trouvent élaborées plusieurs de ses catégories les plus importantes. Nous reviendrons sur ce procédé, véritable marque de fabrique des textes et surtout des livres de Deleuze, le grand procédé des énonciateurs qui s’ignorent. Ce procédé favorise évidemment le divers, à chaque livre Deleuze sera quelqu’un d’autre. Il complique, pour le lecteur, la tâche de faire l’unité de cette philosophie : où sera le vrai Deleuze, celui qui nous donne la clé des autres ? 

 

D’où l’intérêt des entretiens. Dans un entretien, quand même, on a bien Deleuze en chair et en os, qui parle de l’ensemble de ses livres. On est tenté de chercher là l’unité. Mais Deleuze répugne à se mettre en position de commentateur de ses propres ouvrages, et puis, c’est impossible : jusqu’à la mort l’œuvre est toujours en cours, c’est ce que nous dit Lapoujade, le problème doit rester implicite, du point de vue de celui qui continue à mener son combat. 

 

Seulement voilà, soixante-trois, soixante-quatre ans, arrive cette occasion. On lui propose un film. Passer à la télé, a priori, c’est non. Instantanément le personnage filmé se substitue aux énonciateurs des livres, l’emporte sur eux, écrase tout. À moins que… Profiter de l’occasion pour créer un personnage. Dire quelque chose sur l’œuvre entière, après tout, oui, mais ce n’est possible que du point de vue d’après la mort. On imagine la jubilation. La télé lui propose quelque chose, la télé veut le mettre en boite, et Deleuze n’a pas beaucoup d’estime pour la télé. Il faut « contre-effectuer » la proposition qu’on lui fait. Inventer son propre fantôme, s’imaginer dans la condition de pur esprit après sa mort, ah voilà, ça oui, ce sera de l’expérimentation. Sur cette base, on peut, ou plutôt : bien sûr ! il faut dire oui à la télé.

 

C'est ainsi qu'on en arrive tranquillement à la lettre K comme Kant, au cours semble-t-il de la deuxième longue séance d’enregistrement, le 4 février 1989. Et là personne ne lui demande si son œuvre, en fin de compte, a une unité, si tous ces livres qu’il a écrits dessinent bien à la fin une philosophie, personne ne s’interroge ni ne l’interroge sur ce qui ferait un fil conducteur. Simplement, Claire Parnet note que Deleuze a beaucoup écrit sur Kant, alors qu’il se réclame plutôt d’auteurs comme Spinoza et Nietzsche. Alors quoi, est-ce que Kant, Spinoza, Nietzsche, c’est le même état d’esprit ? On sait que Deleuze a préparé ces entretiens, il ne connaît pas les questions à l’avance, mais il a ruminé depuis des semaines la liste des thèmes, il y a sûrement un certain nombre de choses qui lui tiennent à cœur, qu’il pourra dire ici ou là, en rapport indirect avec un thème ou une question, il les garde en réserve. Là, c’est l’occasion. Il fait le tri dans la question de Claire Parnet, il se concentre sur Spinoza, Nietzsche, est-ce que c’est la même famille que Kant ? Bien sûr que non. Revoyez la déclaration, ici.

 

Avec un petit sourire, comme s’il y avait là une facétie, un truc à lui, qui dérange un peu l’ordre des thèmes, mais bon, qu’il faudra caser de toute façon, il se place exactement sur le terrain du « problème », sur le terrain de Lapoujade. Il s’engage sur ce terrain en mimant presque une terreur religieuse : alors ça ! voilà bien le mystère des mystères, l’affinité de quelqu’un avec un type de problèmes… Là, si on ne sent pas le pur esprit qui fait tourner la table et qui parle d’après sa mort, on perd toute la puissance de ce qui se passe. K comme Kant, il s’est préparé ; il prend la main… Sans crier gare, et pourtant en douceur, à peine un coup d’œil malin et l’entretien suit son cours : il a fait tourner la table, cent-quatre-vingts degrés. Et il peut dire le secret, puisque le Deleuze de chair et d’os est déjà mort, il peut dire l’unité, puisque d’ailleurs la dire n’est pas du tout la faire ni la démontrer. Par un tout petit mouvement pervers ou aberrant, par la clause posthume de l’entretien, il s’est mis en condition de contourner le paradoxe de Lapoujade. Il s’agit bien d’une déclaration : sur le moment Parnet, Boutang, quelques techniciens en furent les témoins, en chair et en os. Mais ce n’est pas une déclaration de plus, qui concerne la généralité d’une thèse de plus : c’est la remontée sans crier gare au problème effectif. Voilà mon problème à moi. Et puis je ne suis pas seul, il y a une tradition, j'identifie une tradition, et je m'inscris dedans, quelques auteurs, et non pas tous les autres. Ceci dit, les indications restent très sommaires ; on ne peut espérer davantage d’une table tournante. Pas bien élégamment formulées. Nous les examinerons à la prochaine séance. 

 

Retenons ceci : soixante-quatre ans ; Deleuze joue son propre fantôme à la caméra ; en plein milieu de l’Abécédaire, il a repéré l’occasion de la lettre K comme Kant : il déclare brusquement l’unité de son œuvre. 

mercredi 20 mars 2024

Documents pour un mini-cours, "Deleuze à soixante-quatre ans"

                                                                 

                   Critique et clinique                       

           


Nous allons pendant un certain temps nous intéresser à Deleuze vieux. À cause d’une déclaration de quelques phrases et d’un texte de quelques pages. La déclaration est parfaitement datée, on en a la captation audiovisuelle, Deleuze dans son appartement parisien, le 4 février 1989. Le texte, lui, paraît dans un recueil qui sera le dernier livre de Deleuze avant sa mort, parmi d’autres textes courts, la plupart consacrés à des écrivains, à la littérature. Le recueil s’appelle Critique et clinique, 190 pages, et il est publié en 1993. Ce qui nous intéresse donc, c’est ce que faisait Deleuze autour de ses soixante-quatre ans.  "Deleuze à soixante-quatre ans". Ce serait une sorte de mini-cours. Tâchons d'en trouver la patience et la constance. 


La captation audiovisuelle du 4 février 1989 : 

Notre séquence commence à 1:48:22 et se termine à 1:51:15.

Transcription de la séquence, téléchargez le pdf : "Je me sens un peu lié aux problèmes qui..."

Transcription de la séquence, format jpeg :


transcription
Le chapitre XV, "Pour en finir avec le jugement", dans Critique et clinique, Ed. de Minuit, 1993, p. 158 à 169 :

                                               

mardi 19 mars 2024

Anniversaires deleuziens, cette année...

Cette note est une annonce. J'expliquerai bientôt pourquoi l'année 2024, mieux que 2025, est la véritable grande année anniversaire du deleuzisme. Deleuze étant né le 18 janvier 1925, j'imagine que des publications et des publicités sont prévues pour l'année prochaine, le centenaire de la naissance. Certes, certes. 


Ruyer, LE métaphysicien français
du 20ème siècle


Cependant, la philosophie de Deleuze accorde beaucoup plus d'importance à l'embryogenèse, à l'individu encore dans l'œuf, en train de se faire, qu'à la première respiration et au premier cri. C'est un point commun avec un autre grand philosophe français, Raymond Ruyer (mort en 1987), moins connu, mais que Deleuze a lu assidûment, nous en parlerons souvent dans ces pages. Un très beau livre de Ruyer, publié assez longtemps après sa mort, a pour titre l'Embryogenèse du monde et le dieu silencieux, 260 pages, 2013. Chez Deleuze aussi, il y a une embryogenèse du monde ; et puis il y a un dieu que Nietzsche appelait le dieu inconnu, Dionysos. 



Fœtus astral,
film "2001, Odyssée de l'espace"
 


Cette année donc, nous fêterons Deleuze placentaire, ou Deleuze dans l'œuf, par exemple à partir du mois de mai. Ce sera plutôt pour de rire. 





Minuit, direction Tony Duvert, années 72-74

Plus sérieusement, un autre anniversaire s'impose, qui là nous porte au cœur du deleuzisme, ses concepts les plus importants, ses secrets. C'est le cinquantenaire du n°10 de la revue Minuit (elle a disparu depuis longtemps), le numéro de septembre 1974. Dans ce numéro, Deleuze et son compère Guattari publiaient un texte conçu pour figurer ultérieurement dans Mille plateaux, sous le titre : "28 novembre 1947 — Comment se faire un corps sans organes ?" Alors justement, des corps sans organes, il y en a de beaucoup de sortes diront les auteurs, mais c'est par exemple un œuf... Les deux anniversaires, les deux jubilés résonnent, le cinquantenaire et le centenaire. Deleuze dans l'œuf et Deleuze qui parle des corps-œufs, en train de se faire... Il y a beaucoup, beaucoup d'autres choses dans ce texte, je veux dire dans la version de 1974, sensiblement différente de celle de 1980 qu'on connait dans Mille plateaux. Avis aux amateurs, cherchez dans les bibliothèques. Nous en reparlerons bientôt. 


Reprenons... Neuf ans après, un nouveau titre.

Ce blog est resté en plan depuis février 2015. Vers 2019, je me suis aperçu que je n'avais même plus la main sur les contenus, un changement intervenu chez Google, la disparition du réseau social Google Plus, impossible de me reconnecter aux pages. Et puis ce dimanche, avant-hier, idée vague de créer un nouveau blog, manipulations hasardeuses autour de Blogger : tout-à-coup l'atelier de publication s'ouvre sur mon écran ; et tout est là, comme je l'ai laissé en 2015. J'en ressens comme une bouffée jubilatoire. Une incitation fortuite, il faut la saisir. 

Lettre K comme Kant,
"on ne pose pas n'importe quels problèmes"

L'adresse du blog reste inchangée, c'est la règle : pour-sortir-du-jugement... J'ai pourtant eu envie de modifier le titre. Ce sera jusqu'à nouvel ordre : Deleuze et le système du jugement. Que Deleuze soit dans le titre,  déjà, c'est mieux. Un titre plus complet devrait être : "chercher des moyens pour en finir avec le système du jugement". C'est la formulation exacte du problème récurrent de toute son œuvre que donne Deleuze dans ses entretiens de l'Abécédaire, à la lettre K comme Kant. Un peu trop long pour un titre. Mais enfin s'agit-il d'en finir, ou de sortir ? d'en finir avec le système du jugement, de sortir du jugement, du système du jugement ? La formule de "sortir" n'est pas employée par Deleuze. Elle convient pourtant très bien à son plus gros livre, Mille plateaux, 640 pages, 1980. Le thème de la fuite y prend beaucoup d'importance. Alors pourquoi pas : insister sur ce mouvement de sortir, et d'en sortir... C'est ce que j'ai fait lors de la première vie de ce blog, de 2013 à 2015, tous mes efforts concentrés sur Mille plateauxMais cette idée de sortir, de partir, de voyager, court le risque de dissimuler d'autres manières de fuir, du type devenir imperceptible ou passer entre les gouttes. Et puis, elle s'applique moins bien aux autres livres et textes de Deleuze, en dehors de Mille plateaux

Mais enfin direz-vous, s'il s'agit de sortir et d'en finir, un titre court et plus exact aurait dû être : Deleuze contre le système du jugement. Deleuze et le système du jugement, il y a ambiguïté. On pourrait croire que Deleuze, comme philosophe, a élaboré un système personnel qui sur ce blog prendrait le nom de système du jugement. Eh bien, je cours le risque. Il suffira d'aller un tout petit peu plus loin que le titre pour voir qu'il s'agit d'en finir, de "chercher des moyens pour en finir avec le système du jugement, et pour y mettre autre chose à la place". Cette autre chose n'a pas encore de nom, ou bien elle en a plusieurs possibles, proposés ici et là par Deleuze — par exemple "système physique de la cruauté", dans un texte très important du recueil Critique et clinique, 1993. De toute façon, il s'agit encore ici de considérations toutes nominales, nous ne savons pas encore ce que Deleuze entend par tout cela, jugement, doctrine du jugement, système du jugement, et parfois doctrine du jugement de Dieu, ou jugement de Dieu tout court, qui pèserait réellement sur la Terre, pas seulement une doctrine dans nos têtes, mais une instance qui nous ligote par exemple à la forme organique du corps humain. Les pages de ce blog veulent justement éclairer tout ça. 

"Deleuze explique Guattari,
 signé toi."

Je vais essayer de procéder plus lentement, moins par symboles et par allusions que dans la première vie du blog. En dessous du titre, j'ai ajouté : Destivère explique Deleuze. Signe d'une volonté pédagogique. La formule peut passer pour prétentieuse — oui, oui ! On en a marre de rien comprendre, va falloir oser, va falloir parfois trancher. Dans le livre Dialogues, 180 pages, 1977, soi-disant écrit avec Claire Parnet, Deleuze donne la formule suivante : "ce serait Deleuze explique Guattari, signé toi". C'est dire que Deleuze, par ailleurs connu pour sa difficulté et ses séquences d'obscurité, ne dédaigne pas d'expliquer. À un autre endroit, il a formulé ce conseil : "ne pas trop s'expliquer". Ces formules pourraient nous mener loin, puisque les termes expliquer, impliquer, compliquer, et même perpliquer qui n'existe pas, prennent chez Deleuze, du moins dans certains de ses livres, une importance philosophique et même ontologique de première grandeur. Ontologique signifie qu'ils concernent toutes les choses en général et la façon dont elles s'imbriquent les unes dans les autres, dans toute expérience que nous en avons. Nous y reviendrons, forcément. Retenons que Deleuze a pu pour son compte "ne pas trop s'expliquer", mais qu'il n'a pas dédaigné d'expliquer Guattari par exemple, et de faire signer une partie de cette explication par quelqu'un d'autre, à savoir son amie Mlle Parnet, comme ça, pour des raisons qui les regardaient. 

Ici, ce sera donc Destivère explique Deleuze. Rien de définitif, ni de monolithique, il y a toujours des explications, les unes parfois senties comme meilleures que les autres. Depuis la première vie de ce blog, depuis son endormissement en 2015, j'ai gagné un peu en assurance. Deleuze sera toujours difficile, mais enfin, on trouve des explications. On arrive à stabiliser certaines explications de détail et surtout une explication d'ensemble. L'idéal serait bien sûr d'arriver à faire avec lui ce qu'il a fait avec Nietzsche, avec Spinoza. Il a écrit Nietzsche et la philosophie, 230 pages, 1964, dans lequel il explique Nietzsche. Il a écrit Spinoza et le problème de l'expression, 330 pages, 1968, dans lequel il explique Spinoza. Voilà, moi, sous une forme moins contrainte que celle du livre, j'essaie ici d'expliquer Deleuze.