Deleuze, pour dire le secret de l’unité de son œuvre, a choisi une formule poétique qui vient d’Antonin Artaud. Il se réclame d’une tradition dans laquelle les plus grands noms seraient Spinoza, Nietzsche, D. H. Lawrence, et enfin le dernier et l’un des plus grands : Artaud. « Pour en finir avec le jugement de Dieu, c’est pas les paroles d’un fou. Ça veut dire à la lettre : pour en finir avec le système du jugement. » De quoi parle-t-il ? Voici un article accessible en ligne, par le professeur Jean-Charles Chabanne (Lyon), qui donne de concises indications sur Antonin Artaud, et sur le document sonore qui devait être radiodiffusé à la fin de 1947, une courte dramatique, au titre provocateur, « Pour en finir avec le jugement de Dieu » : La radio et son double, par Jean-Charles Chabanne, 2013. L'objet sonore est sur YouTube ; et le texte est disponible, en pdf. Nous tenterons peut-être un jour sur ce blog une lecture détaillée du texte. Ici, seulement quelques remarques sur Artaud, sa présence dans Deleuze.
Pour mon compte, j’ai beaucoup de mal à lire cet auteur. Sa syntaxe me fatigue. Il faut voir comment il complique tout, au début de son livre sur l’empereur romain Héliogabale, des phrases complètement tordues, pour nous embrouiller dans la généalogie de son personnage, déjà pas facile en soi. Et puis des histoires de sperme, de merde. À côté de ça, le type proclame le plus souvent sa chasteté, sa pureté à tous égards. Excessif des deux côtés, ferme-là, on ne veut ni ton pipi-caca, ni ta propreté, garde-toi tout ça et arrête de faire l’intéressant. C’est ma première impression d’Artaud, dès l’adolescence. Donc le culte d’Artaud, non, très peu pour moi. Je ne l’entends pas oraculaire, du tout. Simplement Deleuze constamment me ramène à lui. Prenons ses quatre livres les plus importants, dans l’ordre chronologique.
On commence en 1969, Différence et répétition. Entre autres choses, Deleuze va enfoncer une porte ouverte, mais justement, tellement ouverte que les philosophes, jusqu'ici, ne l'ont pas vue... Cela concerne la pensée. On ne pense rien si on a juste le projet : tiens, je vais penser ce matin, allons-y, pensons. Bah non. Il faut une sollicitation, et même une contrainte extérieure. Quelque chose me force à penser. Et alors justement, la légende d’Artaud, son espèce d’œuvre-non-œuvre commence par la défense qu’il fait, face à un homme de lettres éditeur, qui lui dit gentiment écoutez, vos poèmes ne sont pas mal, mais en l’état je ne peux pas les publier dans ma revue, inaboutis, retravaillez-les un peu — par la défense qu’il fait de sa production imparfaite. Artaud défend sa « nécessité », ils auront une correspondance là-dessus, avec Jacques Rivière, le directeur de revue : écoutez, je ne peux rien vous donner d’autre, déjà bien que de temps en temps il me vienne une pensée et un poème nécessaires, vous n’aurez rien d’autre. Il passe en mode analyse de son propre cas, à la fois un peu pathologique et au fond universel, voilà ce que j’ai à dire, m’accepterez-vous comme je suis oui ou merde ! C’est les débuts d’Artaud comme homme de lettres (quand même, oui, homme de lettres), et comme légende histrionique. J’entends par là qu’il devient le comédien (de fait, il est aussi acteur) de sa propre vie, une mise en scène publique. Et on ne peut pas dire que ça marche, au sens d’avoir du succès, mais enfin, ça suit son cours. Et puis, c’est émouvant parce qu’il a des problèmes de santé, parce qu’il est réellement traité pendant des années comme fou, enfermé, soumis aux électrochocs. Ses textes n’en demeurent pas moins, la plupart — illisibles !
Mais je reviens à Deleuze. Donc son premier grand livre, Différence et répétition. Artaud est pris comme symbole pour le problème de la pensée, d’être ou de ne pas être forcé à penser, l’histoire d’Artaud avec Jacques Rivière. Et puis il y a une autre présence d’Artaud dans Différence et répétition. Là, c’est une formule poétique. Artaud, j’y ai fait allusion, a écrit un livre sur le petit prêtre syrien Héliogabale, devenu empereur de Rome à quatorze ans. Il a intitulé son livre Héliogabale ou l’anarchiste couronné. Et comme il le dit dans une lettre, il s’est beaucoup identifié avec le petit prêtre. Deleuze modifie un peu la formule, pour l’appliquer non à un personnage, mais à la vision du monde que ce personnage exprimerait, peut-être la vision du monde qu’Artaud cherche justement lui-même : atteindre au monde de « l’anarchie couronnée »… Une espèce d’affirmation de tout le divers, hors des hiérarchies attendues, toujours celles du bien et du mal, forcément. Deleuze revendique cette formule poétique pour l’ensemble du projet Différence et répétition. Elle fonctionne peut-être même pour son œuvre entière.
Dans la foulée, deuxième grand livre, Logique du sens, la même année, 1969. Après la pensée, Deleuze s’intéresse un peu plus précisément au langage. Il retrouve Artaud. Parce que justement, Artaud-poète écrit des textes qui sont comme des partitions de cris, de souffles. Ce n’était pas sa proposition à Jacques Rivière pour la revue, du tout, mais enfin il en est venu à ça. Deleuze, lui, comme son titre l’indique, cherche le secret du sens, comment se fait-il que nous puissions émettre des suites de sons qui portent un sens ? Il choisit plutôt comme compère et comme guide un autre écrivain, un vrai champion du sens et du non sens, en mode humoristique, Lewis Carroll, l’auteur d’Alice au pays des merveilles. Des histoires de petites filles, mais très très riches pour la logique du sens et du non-sens. Et alors là, au milieu de son livre, Deleuze nous dit, c’est bien joli cet humour du sens et du non-sens, mais quand même, les explorations, ou les fatalités pathologiques d’Artaud, jusqu’à la limite de tout sens dans le souffle et le cri, ça doit nous rappeler que l’accès au sens est quelque chose d’extrêmement fragile, on ne peut pas toujours rigoler avec ça. La première éducation construit cette espèce d’univers sonore autour de notre tête (appareil phonatoire, auditif) où les syllabes prononcées font des mots et des phrases qui ont un sens, mais tout peut se briser, par à coups, ou bien d’un seul coup, tout cet univers s’écrouler dans une folie gutturale ou silencieuse. Seconde apparition d’Artaud donc, second symbole.
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"la conférence CsO d'Artaud" |
Poursuivons, troisième grand livre, il est co-écrit avec Félix Guattari, l’Anti-Œdipe, 1972. Le recours à Artaud prend de nouvelles proportions. Dans Logique du sens, le chapitre à lui consacré s’appelait « Le schizophrène et la petite fille ». Le schizophrène, c’était Artaud, la petite fille, Alice, et plus généralement une allusion au sympathique penchant de Lewis Carroll pour les petites filles, son goût de les embarquer dans des jeux de langage et des parties déguisées. Alors maintenant, dans l’Anti-Œdipe, le schizophrène, mais pas un schizophrène de clinique, un schizophrène « quand tout va bien », ce que les auteurs appellent « un schizo », devient le personnage principal. On regarde comment ça fonctionne, un schizo-quand-tout-va-bien, et cette folie douce nous donne un paradigme de comportement créatif, des indications sur ce que c’est qu’un animal humain fiévreusement absorbé dans une activité créatrice. Dans cette description, nos auteurs vont donner une importance considérable à une instance qu’ils appellent « le corps sans organes ». C’est une expression d’Artaud. Deleuze l’a déjà utilisée dans Différence et répétition, et dans Logique du sens, mais enfin sans insister. On la voit poindre dans différents textes de la carrière d’Artaud, quand il se plaint de son corps, mais LE texte du corps sans organes, chez Artaud, c’est justement la dramatique radiophonique de 1947, « Pour en finir avec le jugement de Dieu ». L’expression apparaît à une place conclusive qui lui donne énormément d’importance ; en un sens elle résume à elle seule les objectifs de la dramatique dans son ensemble. Nous verrons cela. Je suis seulement ici en train de noter la présence d’Artaud dans l’Anti-Œdipe. Avec, entre autres, cette expression de « corps sans organes », un corps qui n’est pas le corps propre et qui se manifeste particulièrement dans l’activité créatrice générique d’un schizo-qui-ne-s’effondre-pas, Artaud est omniprésent dans ce livre. Le « corps sans organes », trouvaille poétique, est transformé par nos auteurs en concept philosophique, et se retrouve au cœur de leur liste de « catégories », en l’occurrence les catégories de ce qu’ils appellent « la production désirante », qui a pour paradigme l’activité créatrice des « schizos ».
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le chapitre CsO de Mille plateaux |
Enfin, quatrième et dernier grand livre, Mille plateaux, 1980, encore écrit à quatre mains, Deleuze avec Guattari. Le chef-d'œuvre. Voyez l’espèce de parcours synoptique de ce gros livre difficile, proposé ici, sur ce blog, il y a une dizaine d’années. Cliquez ici. Je ne pourrai pas en faire de résumé plus serré. Les images correspondent aux têtes de chapitres du livre. Il s’agit d’un exercice de libération, et le moyen le plus central de cet exercice, c’est de « se faire un corps sans organes ». Ce n’est plus seulement une expression poétique d’Artaud, c’est une tâche qui nous est proposée. Le chapitre ou plateau n°6, un des plus importants, fait directement référence à « la conférence CsO » d’Artaud, c’est-à-dire à la dramatique radiophonique. Les auteurs utilisent tellement souvent cette expression, « corps sans organes », qu’ils ont choisi de l’abréger CsO. Le chapitre s’intitule « 23 novembre 1947 — Comment se faire un corps sans organes ? », et la date correspond justement à l’enregistrement parisien de la dramatique. J’ajoute que le terme « plateaux » lui-même fait référence à des états de nerfs qui, justement, consolidés ensemble, font un ou des corps sans organes. Le mot « plateau » du titre Mille plateaux est pris à Gregory Bateson, un anthropologue (qui ne se doutait pas de la fortune qui attendait ce petit mot), mais il est très directement attaché aux formules poétiques d’Artaud. Entre autres nuances, on doit entendre dans le titre « mille états de nerfs, mille jouissances pour un corps sans organes ».
Telle est la présence d’Artaud, considérable, dans les quatre grands livres signés ou cosignés par Deleuze. « L’anarchie couronnée » ; « en finir avec le jugement de Dieu » ; « se faire un corps sans organes » : ce sont les principales formules poétiques. Deleuze a choisi Artaud pour exprimer en grands symboles les aspects les plus marquants, les plus saillants de sa philosophie.
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