lundi 8 avril 2024

Quatre auteurs contre la morale du salut — "Deleuze à soixante-quatre ans", 2ème séance

« Chercher des moyens pour en finir avec le système du jugement. » La déclaration du 4 février 1989 nous donne la formule d’un programme, mais bien peu d’indications sur ce dont il s’agit. Quatre grands protagonistes sont cités, en ordre chronologique, Spinoza (Hollande), XVIIème siècle ; Nietzsche (Allemagne, Suisse, Italie), fin XIXème siècle ; David Herbert Lawrence (Europe, Australie, Mexique), Antonin Artaud (France, Mexique, Irlande), première moitié du XXème siècle. J’indique au passage le minimum de leur géographie, en plus de leur époque. Spinoza, juif d’Amsterdam, en rupture de ses coreligionnaires, polisseur de lentilles pour lunettes astronomiques (une toute récente invention, technologie avancée), était un sédentaire. Nietzsche, professeur allemand, pensionné pour raisons de santé (céphalées, dyspepsies), passait les hivers au Sud, à la mer, les étés au Nord, dans les montagnes. Lawrence, romancier anglais, voyageait avec son épouse allemande à la recherche de pays neufs, si possible libérés des codes européens. Artaud, né à Marseille, vécut surtout à Paris, dès sa jeunesse sous l’œil des psychiatres (douleurs psychosomatiques) ; poète, homme de lettres, acteur au théâtre et au cinéma ; il partit au Mexique, jusque dans les montagnes des Indiens Tarahumaras, à la recherche de leur plante magique, de leur champignon peyotl, qu’il pensait pouvoir apprivoiser comme moyen d’une révélation et d’une délivrance.  

 

Cette liste de quatre auteurs pourrait faire obstacle à notre pédagogie. Il s’agit d’expliquer Deleuze, et nous voici avec quatre nouveaux noms. Il s’agit, en partant de Deleuze à soixante-quatre ans, de se faire une idée de ce qu’il a pu dire en une vingtaine de livres, une œuvre déjà énorme, et voilà qu’immédiatement nous devons tenir compte de quatre autres, Spinoza tout compte fait le plus parcimonieux, les trois autres carrément graphomanes, en milliers de pages, et souvent posthumes, car ce sont des auteurs cultes, dont un public plus ou moins restreint et fervent vénère jusqu’aux moindres brouillons. Ceci dit, ils ont des publics séparés. À la rigueur, certains amoureux de Spinoza auront spontanément de l’intérêt pour Nietzsche. Des Nietzschéens reconnaitront une inspiration fraternelle chez Lawrence, à condition d’avoir l’occasion de le lire. Artaud apparaît lui comme un continent à part, que le spectre de la folie, induisant de grosses difficultés de lecture, confine à la marge. 

 

Spinoza
En fait, ces protagonistes ont des poids très différents dans l’explication de Deleuze que je veux développer. Spinoza et Nietzsche sont des incontournables. Deleuze le dit quelque part, sa principale contribution, comme historien de la philosophie (cela faisait partie de son métier de professeur), aura été d’établir la grande identité Nietzsche = Spinoza. Il a tourné sa compétence historienne et technique vers ce résultat d’un maximum d’identification entre les deux philosophes. Certains diraient que ce n’est pas très honnête, un auteur rationaliste du XVIIème siècle, un auteur anti-rationaliste de la fin du XIXème, Deleuze a dû forcer l’identification, il y a de l’entourloupe. Et de fait, notre Deleuze se vantait parfois de « faire des enfants dans le dos » aux auteurs qu’il étudiait, de les engrosser d’intentions ou de conséquences qui les auraient fortement surpris. Mais faut-il se placer sur ce terrain de l’historiographie plus ou moins honnête, plus ou moins facétieuse, pour comprendre l’attitude de Deleuze ? Je ne crois pas. Il faut plutôt songer à ce qui se passait bien avant que l’université moderne n’impose aux philosophes ses normes historiographiques. Mieux vaudrait comparer Deleuze à de grands philosophes anciens qui furent aussi commentateurs, et qui commentèrent les textes de maîtres vénérés. Le but de leurs commentaires était de faire converger les maîtres, de montrer comment ils se complètent réciproquement, au sein sans doute d’une hiérarchie des maîtres, pour les intégrer dans une nouvelle synthèse, adéquate aux problèmes du jour, ceux que le philosophe et commentateur affrontait. Par excellence, on trouvera cette façon de faire chez les platoniciens de la fin de l’Antiquité, chez Jamblique, chez Proclus… Je cite ces noms maintenant, parce que nous les verrons reparaitre. 

 

Nietzsche
Nietzsche et Spinoza sont donc à part. Deleuze a écrit des livres sur eux. Un gros livre sur Nietzsche en 1964, suivi d’un plus petit qui serait comme un bréviaire du nietzschéisme (tel que vu par Deleuze, car il y a toutes sortes de nietzschéismes). Un gros livre sur Spinoza en 1969, et quelques années plus tard un bréviaire du spinozisme, beaucoup plus accessible. Dans un sens, toute la force de mobilisation, de conversion, toute la ferveur existentielle du deleuzisme se trouvent dans les deux bréviaires. La rencontre en est redoutable pour tout lecteur au sortir de l’adolescence. Dans les livres sur Nietzsche, tout un programme d’affirmation de soi, bien cerner la psychologie des prêtres de tous poils, donneurs de leçon et inoculateurs de mauvaise conscience, les envoyer au diable dans un grand éclat de rire, et ne jamais céder sur son désir. Dans le petit condensé pratique sur Spinoza, établir la joie, et la communication de la joie, comme seul critère d’orientation dans l’existence, comment multiplier les bonnes rencontres, et comment en extraire tout le suc, jusqu’aux plus hautes et plus intenses formes de béatitude… Deleuze, ou comment s’orienter avec Nietzsche et Spinoza, ce serait le Deleuze pratique, appuyez-vous sur les deux petits livres, approfondissez, avec lui et au fil de vos expériences, l’assimilation des deux maîtres — tout le reste, les gros livres de Deleuze et de Deleuze avec Guattari, a beaucoup moins d’importance. 

 

Artaud
Cela n’empêche pas Artaud d’avoir son importance. Artaud fournit à Deleuze un petit lot de formules frappantes qui ont pour mérite de ne pas venir de la philosophie qu’on enseigne dans les classes. Ce sont des formules poétiques, des programmes existentiels et mystiques que l’individu Artaud tenta de mettre en œuvre pour son compte, toute une expérimentation, pour refaire à neuf son existence dans l’ensemble cruellement douloureuse. Ainsi, la formule générale du programme deleuzien est empruntée à Artaud. « Pour en finir avec le jugement de Dieu, ce n’est pas la parole d’un fou. C’est à la lettre pour en finir avec le système du jugement. » Alors, ce que dit ici Deleuze est à la fois exact et inexact, mais ça n’a pas beaucoup d’importance, parce que l’enjeu est de donner la formule poétique d’un programme, et d’un programme à plusieurs tiroirs, qui comprenne à peu près ce qu’Artaud voulait y mettre, et qui comprenne surtout la philosophie pratique venue de Nietzsche et de Spinoza. Nietzsche disait : affirmation de soi, s’affirmer en exception, par delà bien et mal. Spinoza opposait toute sa conception « éthique » de l’existence, son éthique de la joie pratique, des bonnes et des mauvaises rencontres, aux conceptions « morales » appuyées sur des commandements.


La morale, c’est le jugement de Dieu, le système du Jugement. Mais l’Ethique renverse le système du jugement. A l’opposition des valeurs (Bien-Mal), se substitue la différence qualitative des modes d’existence (bon-mauvais).

Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, 1981, p. 35 

 

Que les commandements viennent de Dieu comme dans les religions révélées, ou qu’ils fassent l’objet d’une sélection par « la raison », marque du moralisme proprement dit, du système de Kant, cela revient au même. Deleuze le dit, puisqu’on l’interroge sur Kant à la lettre K de l’Abécédaire : Kant, c’est l’invention d’un tribunal de la raison, c’est le système du jugement, simplement qui n’a plus besoin de Dieu, qui met « la raison » à la place, une certaine « dignité » de la raison qui s’oppose à la nature. La fameuse dignité de la personne humaine, tarte à la crème du moralisme, qui s’appuie sur un « fait » d’existence douteuse, le fait du devoir, le fait de la moralité… C’est le système du moralisme sans dieu. 


Immoraliste... ou gnostique ?
Il n’est pas douteux qu’Artaud lui-même, à l’instar de Spinoza et de Nietzsche, avait fort peu de goût pour les morales à commandements, qu’elles s’appuient sur Dieu ou sur « la raison». Cependant, il est intéressant de noter que le titre de sa dramatique radiophonique, « Pour en finir avec le jugement de Dieu », fait aussi référence, fait d’abord référence à tout autre chose qu’à la morale comme système. S’il l’on se reporte au texte, on voit qu’Artaud invoque tout un rituel indien, auquel il a assisté chez les Tarahumaras, et qu’il est question de guerriers qui se libèrent de croix qui les attachaient, d’hommes libérés qui se dressent contre « dieu ». Je paraphrase : « Descendue d’une croix où dieu l’avait clouée, une armée d’hommes s’est révoltée et avance, invectivant l’Invisible afin d’y finir le jugement de dieu. » C’est donc le dénommé dieu qui passe en jugement, dans le rituel d’Artaud. De sorte que le titre général de la dramatique joue sur le double sens. En entendant le titre, on imagine Artaud contre la morale, Artaud contre le dieu qui juge. C’est une bonne accroche, à parfum de scandale bourgeois dans les familles, pour les années quarante du siècle dernier. Mais la chose derrière est beaucoup plus bizarre, de quoi interloquer même les immoralistes. Il est question d’un dieu-morpion, du dieu de la messe catholique, mais assimilé à des légions de morpions dont les microbes de la médecine nouvelle donnent à peine une idée ; et de guerriers libérés de la forme humaine organique, tout armés pour finir de juger le dieu-morpion, probablement pour s’en débarrasser. De nombreux commentateurs, mais pas tous avec la même insistance, rattachent le sens du rituel en question et le mythe sous-jacent à la présence chez Artaud d’une hérésie chrétienne outrancière mais parfaitement structurée, variante des plus anciennes et des plus étonnantes hérésies gnostiques, qui remontent au IIème siècle. Le dieu des juifs et des chrétiens est bien responsable de la création dans laquelle nous sommes empêtrés, c’est bien lui le démiurge, l’artisan de ce résultat, mais c’est un mauvais démiurge, et toute la création est une catastrophe. Il y avait des hommes avant cette intervention, mais des hommes sans viande, pas du tout engagés dans la forme organique que nous connaissons, cette forme qui se ramène à la viande et au caca, l’un n’allant pas sans l’autre, comme deux effets du dieu-morpion, du dieu-microbe, dieu-l’organisme-même à l’état de légions invisibles… À ce qu’il semble, ce sont justement des hommes d’avant la création démiurgique qui se libèrent des croix, qui se libèrent de leur viande, et qui se tournent contre le dieu détestable qui les a salopés. 

 

Saisir ce qu’a voulu dire Artaud dans sa dramatique radiophonique n’est chose aisée pour personne ; à l’évidence, l’affaire est beaucoup plus sophistiquée qu’une guerre contre la morale. Pour ceux que cela intéresse, voici l’objet sonore : "Jugement de Dieu", YouTube. Voici sa transcription : "Jugement de Dieu", pdf. Et voici une présentation, par le professeur Jean-Charles Chabanne, qui donne de très précieux éléments contextuels : "La radio et son double", 2013, pdf

 

David Herbert Lawrence
Il reste à parler de Lawrence. Il faut faire attention de ne pas confondre David Herbert, romancier, avec Thomas Edward Lawrence, également écrivain, agent anglais des révoltes arabes, le fameux Lawrence d’Arabie. Deleuze a écrit sur les deux, notamment dans le recueil Critique et clinique, mais beaucoup plus sur D. H. que sur T. E., et avec une ferveur et des accents de fraternité bien différents. Comme textes les plus significatifs, Deleuze retient les grands romans, forcément, la Verge d’Aaron, Kangourou, le Serpent à plumes, mais aussi et surtout des essais, sur l’inconscient (Psychoanalysis, Fantasia), sur l’apocalypse de Jean de Patmos, à la fin du nouveau testament (Apocalypse), sur les classiques de la littérature américaine (Studies). Dans le freudisme, Lawrence dénonce très tôt une vision rétrécie de la sexualité, petite affaire parentale, encore très très morale contrairement aux apparences. Deleuze et Guattari abonderont dans le même sens avec l’Anti-Œdipe, livre dans lequel ils citent beaucoup Lawrence. Dans sa lecture de Jean de Patmos, Lawrence développe un point de vue très proche de Nietzsche sur le christianisme. Nietzsche s’en prenait à Saint Paul, beaucoup plus qu’à Jésus. De même Lawrence s’en prend à l’auteur de l’Apocalypse, qui mobilise toutes sortes de puissances païennes pour les mettre au service de l’imagerie populaire et de la doctrine terrifiante du Jugement dernier. 

 

Mais surtout, je voudrais ici signaler de quelle façon Deleuze rattache Lawrence au maître d’entre les maîtres, à Spinoza. Un hommage à Spinoza va se transformer en hommage à Lawrence, avec transmigration des âmes. On apprend des tas de choses sur Spinoza ; puis on s’aperçoit que l’âme de Spinoza circule ailleurs sous des noms divers, et par exemple que Lawrence, sans le savoir, l’a trouvée dans Whitman, le poète américain, que l’âme de Spinoza est là dans le grand Whitman, mais mêlée à une forme fâcheuse de pitié dont il faudrait l’épurer. C’est ainsi que la mort n’est ni le but ni la fin, mais qu’une vie passe à quelqu’un d’autre, de Spinoza dans Lawrence, de Lawrence dans Deleuze… C’est un aspect de ce que Deleuze appelle « immanence », qui s’oppose au « jugement » : les âmes circulent dans l’immanence… Je vous livre ce texte de Deleuze, extrait de Dialogues, et puis j’ai mis des liens vers les pages de Lawrence sur Whitman, dans ses Essais sur la littérature classique américaine. 

 

Quand Spinoza dit ainsi : l'étonnant, c'est le corps... nous ne savons pas encore ce que peut un corps... il ne veut pas faire du corps un modèle, et de l'âme, une simple dépendance du corps. Son entreprise est plus subtile. Il veut abattre la pseudo-supériorité de l'âme sur le corps. […] De même que vous ne savez pas ce que peut un corps, de même qu'il y a beaucoup de choses dans le corps que vous ne connaissez pas, qui dépassent votre connaissance, de même il y a dans l'âme beaucoup de choses qui dépassent votre conscience. Voilà la question : qu'est-ce que peut un corps? de quels affects êtes-vous capables? Expérimentez, mais il faut beaucoup de prudence pour expérimenter. Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d'agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d'âmes, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d'administrer et d'organiser nos petites terreurs intimes. 

Ce n'est pas facile d'être un homme libre : fuir la peste, organiser les rencontres, augmenter la puissance d'agir, s'affecter de joie, multiplier les affects qui expriment ou enveloppent un maximum d'affirmation. Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l'organisme, faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience. 

[…] La philosophie devient ici l'art d'un fonctionnement, d'un agencement. Spinoza, l'homme des rencontres et du devenir, […], Spinoza l'imperceptible, toujours au milieu, toujours en fuite même s'il ne bouge pas beaucoup, fuite par rapport à la communauté juive, fuite par rapport aux Pouvoirs, fuite par rapport aux malades et aux venimeux. Il peut être lui-même malade, et mourir; il sait que la mort n'est pas le but ni la fin, mais qu'il s'agit au contraire de passer sa vie à quelqu'un d'autre. Ce que Lawrence dit de Whitman, à quel point ça convient à Spinoza, c'est sa vie continuée: l'Ame et le Corps, l'âme n'est ni au-dessus ni au-dedans, elle est « avec », elle est sur la route, exposée à tous les contacts, les rencontres, en compagnie de ceux qui suivent le même chemin, « sentir avec eux, saisir la vibration de leur âme et de leur chair au passage », le contraire d'une morale de salut, enseigner à l'âme à vivre sa vie, non pas à la sauver. 

Deleuze, Parnet, Dialogues, II, 2ème partie, 1977 

 

Voici les pages de Lawrence sur Whitman, les âmes, et la Grande Morale qui se confond avec l'Éthique, contre le système du jugement :


La fonction essentielle de l'art est morale. Ni esthétique, ni décorative, ni passe-temps ni récréation. Mais morale. La fonction essentielle de l'art est morale.

Mais une morale passionnée, implicite, non didactique. Une moralité qui change le sang plutôt que l'esprit. Change le sang en premier. L’esprit suit plus tard, dans la foulée.

Whitman était un grand moraliste. C'était un grand guide. Il changeait grandement le sang dans les veines des hommes. (Lire la suite... L'original est ici...) 

Lawrence, Studies in Classic American Literature, "Whitman", 1923 



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