le matérialisme historico-machinique, par Sibertin-Blanc |
Guillaume Sibertin-Blanc l’a bien
montré récemment, une des clés du Traité
de nomadologie se trouve page 542 de Mille
plateaux, lorsque les auteurs récapitulent la liste des formations
sociales, des grands types d’agencements
anthropomorphes qu’ils doivent prendre en compte dans ce qui ressemble encore à
une histoire universelle par certains aspects. On devrait aussi bien parler
d’une géographie universelle, puisque la plupart des formations coexistent dans
le temps, et d’une « contre-histoire », puisque tout est écrit en
privilégiant une formation meilleure que les autres, la société nomade
guerrière, au détriment de la formation reine de toute « histoire »,
la société à Etat. Ou encore, il s’agit d’une anthropologie politique infléchie
de telle manière que les guerriers nomades se retrouvent au pinacle. Mais il
serait hâtif de s’en tenir à la guerre des nomades contre l’Etat, et
inversement, à tout ce que fait l’Etat pour s’approprier la machine de guerre
et en finir avec les nomades.
Les grands types d’agencements
mis en jeu sont au nombre de cinq : sociétés primitives, sociétés à Etat,
sociétés urbaines, sociétés nomades, organisations internationales ou
œcuméniques. Voilà de quoi parle sur deux chapitres et cent cinquante sept
pages, en quatorze « propositions » (assorties, pour rire, de
soi-disant « axiomes », et de « problèmes » bien réels), le
Traité de nomadologie.
Par ailleurs, cette fois comme
étude, non des agencements, mais des strates
d’expression anthropomorphes ou alloplastiques, une pragmatique des régimes
de signes a été ébauchée, également sur deux chapitres, aux plateaux n°4 et 5,
qui distingue quatre régimes, ou sémiotiques, purs : la sémiotique
pré-signifiante dite primitive, la
sémiotique signifiante dite despotique
(et plus précisément despotique paranoïaque), la sémiotique contre-signifiante
dite nomade (à condition de penser
aux « terribles nomades éleveurs et guerriers, par différence avec les
nomades chasseurs qui faisaient partie de la [sémiotique primitive] »), et
la sémiotique post-signifiante dite de
subjectivation (et plus précisément de subjectivation passionnée).
les lames de la pragmatique des régimes de signes |
L’Anti-Œdipe aussi passait par de telles coordonnées : au lieu
de formations sociales ou de grands agencements anthropomorphes, on parlait de
« machines », au sens où Lewis Mumford met les hommes dans la
« mégamachine » sociale pour définir une société : machine
territoriale primitive, machine despotique barbare, machine capitaliste
civilisée. Et au lieu de régimes de signes ou de sémiotiques, ou de strates
anthropomorphes, il était question de « représentations » : la
représentation territoriale primitive, la représentation barbare ou impériale,
la représentation capitaliste, avec correspondance terme à terme des machines
et des représentations. L’exposé des machines et de leurs représentations, des
grands types de formations sociales et des régimes de signes attachés, prenait
le tour d’une histoire universelle : tout le chapitre 3 de l’Anti-Œdipe.
les lames du Traité de nomadologie |
Mille plateaux améliore ce système de coordonnées. La
correspondance entre sociétés et sémiotique primitives est maintenue, de même,
que celle entre sociétés à Etat archaïque et sémiotique signifiante despotique,
le nouveau nom de la représentation barbare ou impériale. Mais tout est devenu
plus subtil et nuancé si l’on considère dans son ensemble le système des cinq
formations et des quatre régimes. Le régime post-signifiant de subjectivation a
été dégagé du mixte qu’il forme avec le régime signifiant dans la
représentation capitaliste… Et surtout, l’introduction du nouveau couple
sociétés nomades-régime contre-signifiant modifie complètement la donne. A
certains égards, il vient remplir (c’est le mot, sorte de remplissage ou
d’incarnation géo-historique) le rôle du « Schizophrène » quelque peu
idéal que l’Anti-Œdipe postulait
comme limite. C’est en son nom qu’il ne peut plus être question d’histoire
universelle, que l’anthropologie politique se redéfinit comme nomadologie (des
formations sociales) couplée à une pragmatique (des régimes de signes).
Voici la
page de Mille plateaux qui définit, selon Sibertin-Blanc, l’ « armature
conceptuelle » de toute cette affaire, ce qu’il estime pouvoir envisager,
dans le sillage des « problèmes légués par le matérialisme
historique » de Marx, comme un matérialisme
historico-machinique.
***
Nous définissons les formations
sociales par des processus machiniques, et non pas des modes de production (qui
dépendent au contraire des processus). Ainsi les sociétés primitives se
définissent par des mécanismes de conjuration-anticipation ; les sociétés à
Etat se définissent par des appareils de capture ; les sociétés urbaines, par
des instruments de polarisation ; les sociétés nomades, par des machines de
guerre ; les organisations internationales, ou plutôt œcuméniques, se
définissent enfin par l'englobement de formations sociales hétérogènes. Or,
précisément parce que ces processus sont des variables de coexistence qui font
l'objet d'une topologie sociale, les diverses formations correspondantes
coexistent. Et elles coexistent de deux façons, de manière extrinsèque et de
manière intrinsèque. D'une part, en effet, les sociétés primitives ne conjurent
pas la formation d'empire ou d'Etat sans l'anticiper, et ne l'anticipent pas
sans qu'elle soit déjà là, faisant partie de leur horizon. Les Etats n'opèrent
pas de capture sans que le capturé ne coexiste, ne résiste dans les sociétés
primitives, ou ne fuie sous de nouvelles formes, villes, machines de guerre... La composition numérique des machines de
guerre se superpose à l'organisation lignagère primitive, et simultanément
s'oppose à l'organisation géométrique d'Etat, à l'organisation physique de
ville. C'est cette coexistence extrinsèque - interaction - qui s'exprime pour
elle-même dans les ensembles internationaux. (…)
Il
n'y a pas seulement [c’est le d’autre
part…] coexistence externe des formations, il y a aussi coexistence
intrinsèque des processus machiniques. C'est que chaque processus peut
fonctionner aussi sous une autre « puissance » que la sienne propre, être
repris par une puissance qui correspond à un autre processus. L'Etat comme
appareil de capture a une puissance d'appropriation ; mais, justement, cette
puissance ne consiste pas seulement en ce qu'il capture tout ce qu'il peut,
tout ce qui est possible, sur une matière définie comme phylum. L'appareil de
capture s'approprie également la machine de guerre, les instruments de
polarisation, les mécanismes d'anticipation-conjuration. C'est dire inversement
que les mécanismes d'anticipation-conjuration ont une grande puissance de
transfert : ils ne s'exercent pas seulement dans les sociétés primitives, mais
passent dans les villes qui conjurent la forme-Etat, dans les Etats qui
conjurent le capitalisme, dans le capitalisme lui-même en tant qu'il conjure ou
repousse ses propres limites. Et ils ne se contentent pas aussi de passer sous
d'autres puissances, mais reforment des foyers de résistance et de contagion,
comme nous l'avons vu pour les phénomènes de « bande », qui ont eux-mêmes
leurs villes, leur internationalisme, etc. De même, les machines de guerre ont
une puissance de métamorphose) par laquelle certes elles se font capturer par
les Etats, mais par laquelle aussi elles résistent à cette capture et
renaissent sous d'autres formes, avec d'autres « objets » que la guerre (la
révolution ?). Chaque puissance est une force de déterritorialisation qui
concourt avec les autres et contre les autres (même les sociétés primitives ont
leurs vecteurs de déterritorialisation). Chaque processus peut passer sous d'autres
puissances, mais aussi subordonner d'autres processus à sa propre puissance. (Mille plateaux, pp. 542 à 545)
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(à suivre...)