Très belle clédone ce matin : "qu'est-ce que le commandement ?" Qui plus est fournie par un passant de première importance, Giorgio Agamben. Cela nous fera méditer aujourd'hui la quatrième lame du Tarot, celle du docteur Mabuse. Différence entre commandements, mots d'ordre et transmission des mots d'ordre.
Présentation de l'éditeur :
"Anticipant sur une recherche plus vaste actuellement en cours d'élaboration, cette conférence pose le problème du commandement à partir de sa forme linguistique, l'impératif. Que faisons-nous lorsque nous disons : « Marche ! », « Parle ! », « Obéis ! » ? Comment se fait-il que l'impératif semble être, selon les linguistes, la forme originelle du verbe ? Pourquoi Dieu, dans toutes les religions, parle-t-il toujours à l'impératif et pourquoi les hommes s'adressent-ils à lui en employant le même mode verbal (« Donne-nous notre pain quotidien ! ») ? En cherchant à répondre à ces questions, Giorgio Agamben montre que, dans la culture occidentale, qui se croit fondée sur la connaissance et la fonction de vérité, le commandement, qui ne peut être ni vrai ni faux, remplit une fonction d'autant plus décisive et centrale qu'elle est plus dissimulée et moins saisissable."
Du commandement à la psychologie du mot d’ordre : faculté
psychique et médiumnique du souffleur et du soufflé (Mille plateaux, pp 106 à 108) :
Nous sommes allés des commandements explicites aux mots d'ordre
comme présupposés implicites ; des mots d'ordre aux actes immanents ou
transformations incorporelles qu'ils expriment ; puis aux agencements d'énonciation
dont ils sont les variables. (…)
Elias Canetti est un des rares auteurs qui se soient intéressés au
mode d'action psychologique du mot d'ordre (Masse
et puissance, Gallimard, pp. 321-353). Il suppose qu'un ordre imprime dans
l'âme et dans la chair une sorte d'aiguillon qui forme un kyste, une partie
indurée, éternellement conservée. On ne peut dès lors se soulager qu'en le
passant le plus vite possible aux autres, pour faire « masse », quitte à ce que
la masse se retourne contre l'émetteur du mot d'ordre. Mais aussi, que le mot
d'ordre soit comme un corps étranger dans le corps, un discours indirect dans
la parole, explique le prodigieux oubli : « L'exécutant ne s'accuse pas
lui-même, il accuse l'aiguillon, l'instance étrangère, le vrai fautif pour
ainsi dire, qu'il transporte partout avec lui. (...) L'aiguillon est le témoin
perpétuel que l'on n'a pas été soi-même l'auteur de tel ou tel acte. On se sent
sa victime, et il ne reste pas alors le moindre sentiment pour la vraie
victime. Il est donc vrai que des hommes qui ont agi par ordre s'estiment
parfaitement innocents », et ils recommencent d'autant mieux avec d'autres
mots d'ordre (p. 352). Canetti donne ici une explication profonde du sentiment
d'innocence des nazis, ou de la capacité d'oubli des anciens staliniens,
d'autant plus amnésiques qu'ils invoquent leur mémoire et leur passé pour se
donner le droit de lancer ou de suivre de nouveaux mots d'ordre encore plus
sournois, « manie des aiguillons ». L'analyse de Canetti nous paraît
essentielle à cet égard. Toutefois, elle présuppose l'existence d'une faculté
psychique très particulière, sans laquelle le mot d'ordre ne pourrait pas avoir
ce mode d'action. Toute la théorie rationaliste classique, d'un « sens commun
», d'un bon sens universellement partagé, fondé sur l'information et la communication,
est une manière de recouvrir ou de cacher, et de justifier d'avance, une
faculté beaucoup plus inquiétante qui est celle des mots d'ordre. Faculté
singulièrement irrationnelle que l'on cautionne d'autant plus qu'on la bénit du
nom de la raison pure, rien que la raison pure...
(…) Dès lors, quand on demande quelle
est la faculté propre au mot d'ordre, on doit bien lui reconnaître des caractères
étranges : une espèce d'instantanéité dans l'émission, la perception et la
transmission des mots d'ordres ; une grande variabilité, et une puissance
d'oubli qui fait qu'on se sent innocent des mots d'ordre qu'on a suivis,
puis abandonnés, pour en accueillir d'autres ; une capacité proprement idéelle
ou fantomatique dans l'appréhension des transformations incorporelles ; une
aptitude à saisir le langage sous les espèce d'un immense discours indirect.
Faculté du souffleur et du soufflé, faculté de la chanson qui met toujours un
air dans un air en rapport de redondance, faculté médiumnique en vérité, glossolalique
ou xénoglossique.
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