jeudi 23 mai 2013

Pragmatique et nomadologie vs histoire universelle (1)


le matérialisme historico-machinique,
par Sibertin-Blanc

Guillaume Sibertin-Blanc l’a bien montré récemment, une des clés du Traité de nomadologie se trouve page 542 de Mille plateaux, lorsque les auteurs récapitulent la liste des formations sociales, des grands types d’agencements anthropomorphes qu’ils doivent prendre en compte dans ce qui ressemble encore à une histoire universelle par certains aspects. On devrait aussi bien parler d’une géographie universelle, puisque la plupart des formations coexistent dans le temps, et d’une « contre-histoire », puisque tout est écrit en privilégiant une formation meilleure que les autres, la société nomade guerrière, au détriment de la formation reine de toute « histoire », la société à Etat. Ou encore, il s’agit d’une anthropologie politique infléchie de telle manière que les guerriers nomades se retrouvent au pinacle. Mais il serait hâtif de s’en tenir à la guerre des nomades contre l’Etat, et inversement, à tout ce que fait l’Etat pour s’approprier la machine de guerre et en finir avec les nomades.

Les grands types d’agencements mis en jeu sont au nombre de cinq : sociétés primitives, sociétés à Etat, sociétés urbaines, sociétés nomades, organisations internationales ou œcuméniques. Voilà de quoi parle sur deux chapitres et cent cinquante sept pages, en quatorze « propositions » (assorties, pour rire, de soi-disant « axiomes », et de « problèmes » bien réels), le Traité de nomadologie.

Par ailleurs, cette fois comme étude, non des agencements, mais des strates d’expression anthropomorphes ou alloplastiques, une pragmatique des régimes de signes a été ébauchée, également sur deux chapitres, aux plateaux n°4 et 5, qui distingue quatre régimes, ou sémiotiques, purs : la sémiotique pré-signifiante dite primitive, la sémiotique signifiante dite despotique (et plus précisément despotique paranoïaque), la sémiotique contre-signifiante dite nomade (à condition de penser aux « terribles nomades éleveurs et guerriers, par différence avec les nomades chasseurs qui faisaient partie de la [sémiotique primitive] »), et la sémiotique post-signifiante dite de subjectivation (et plus précisément de subjectivation passionnée).
les lames de la pragmatique
des régimes de signes
L’Anti-Œdipe aussi passait par de telles coordonnées : au lieu de formations sociales ou de grands agencements anthropomorphes, on parlait de « machines », au sens où Lewis Mumford met les hommes dans la « mégamachine » sociale pour définir une société : machine territoriale primitive, machine despotique barbare, machine capitaliste civilisée. Et au lieu de régimes de signes ou de sémiotiques, ou de strates anthropomorphes, il était question de « représentations » : la représentation territoriale primitive, la représentation barbare ou impériale, la représentation capitaliste, avec correspondance terme à terme des machines et des représentations. L’exposé des machines et de leurs représentations, des grands types de formations sociales et des régimes de signes attachés, prenait le tour d’une histoire universelle : tout le chapitre 3 de l’Anti-Œdipe.

les lames du
Traité de nomadologie
Mille plateaux améliore ce système de coordonnées. La correspondance entre sociétés et sémiotique primitives est maintenue, de même, que celle entre sociétés à Etat archaïque et sémiotique signifiante despotique, le nouveau nom de la représentation barbare ou impériale. Mais tout est devenu plus subtil et nuancé si l’on considère dans son ensemble le système des cinq formations et des quatre régimes. Le régime post-signifiant de subjectivation a été dégagé du mixte qu’il forme avec le régime signifiant dans la représentation capitaliste… Et surtout, l’introduction du nouveau couple sociétés nomades-régime contre-signifiant modifie complètement la donne. A certains égards, il vient remplir (c’est le mot, sorte de remplissage ou d’incarnation géo-historique) le rôle du « Schizophrène » quelque peu idéal que l’Anti-Œdipe postulait comme limite. C’est en son nom qu’il ne peut plus être question d’histoire universelle, que l’anthropologie politique se redéfinit comme nomadologie (des formations sociales) couplée à une pragmatique (des régimes de signes).

            Voici la page de Mille plateaux qui définit, selon Sibertin-Blanc, l’ « armature conceptuelle » de toute cette affaire, ce qu’il estime pouvoir envisager, dans le sillage des « problèmes légués par le matérialisme historique » de Marx, comme un matérialisme historico-machinique.

***
              Nous définissons les formations sociales par des processus machiniques, et non pas des modes de production (qui dépendent au contraire des processus). Ainsi les sociétés primitives se définissent par des mécanismes de conjuration-anticipation ; les sociétés à Etat se définissent par des appareils de capture ; les sociétés urbaines, par des instruments de polarisation ; les sociétés nomades, par des machines de guerre ; les organisations internationales, ou plutôt œcuméniques, se définissent enfin par l'englobement de formations sociales hétérogènes. Or, précisément parce que ces processus sont des variables de coexistence qui font l'objet d'une topologie sociale, les diverses formations correspondantes coexistent. Et elles coexistent de deux façons, de manière extrinsèque et de manière intrinsèque. D'une part, en effet, les sociétés primitives ne conjurent pas la formation d'empire ou d'Etat sans l'anticiper, et ne l'anticipent pas sans qu'elle soit déjà là, faisant partie de leur horizon. Les Etats n'opèrent pas de capture sans que le capturé ne coexiste, ne résiste dans les sociétés primitives, ou ne fuie sous de nouvelles formes, villes, machines de guerre...  La composition numérique des machines de guerre se superpose à l'organisation lignagère primitive, et simultanément s'oppose à l'organisation géométrique d'Etat, à l'organisation physique de ville. C'est cette coexistence extrinsèque - interaction - qui s'exprime pour elle-même dans les ensembles internationaux. (…)

              Il n'y a pas seulement [c’est le d’autre part…] coexistence externe des formations, il y a aussi coexistence intrinsèque des processus machiniques. C'est que chaque processus peut fonctionner aussi sous une autre « puissance » que la sienne propre, être repris par une puissance qui correspond à un autre processus. L'Etat comme appareil de capture a une puissance d'appropriation ; mais, justement, cette puissance ne consiste pas seulement en ce qu'il capture tout ce qu'il peut, tout ce qui est possible, sur une matière définie comme phylum. L'appareil de capture s'approprie également la machine de guerre, les instruments de polarisation, les mécanismes d'anticipation-conjuration. C'est dire inversement que les mécanismes d'anticipation-conjuration ont une grande puissance de transfert : ils ne s'exercent pas seulement dans les sociétés primitives, mais passent dans les villes qui conjurent la forme-Etat, dans les Etats qui conjurent le capitalisme, dans le capitalisme lui-même en tant qu'il conjure ou repousse ses propres limites. Et ils ne se contentent pas aussi de passer sous d'autres puissances, mais reforment des foyers de résistance et de contagion, comme nous l'avons vu pour les phénomènes de « bande », qui ont eux-mêmes leurs villes, leur internationalisme, etc. De même, les machines de guerre ont une puissance de métamorphose) par laquelle certes elles se font capturer par les Etats, mais par laquelle aussi elles résistent à cette capture et renaissent sous d'autres formes, avec d'autres « objets » que la guerre (la révolution ?). Chaque puissance est une force de déterritorialisation qui concourt avec les autres et contre les autres (même les sociétés primitives ont leurs vecteurs de déterritorialisation). Chaque processus peut passer sous d'autres puissances, mais aussi subordonner d'autres processus à sa propre puissance. (Mille plateaux, pp. 542 à 545)


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(à suivre...)

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