mardi 18 juin 2024

Deleuze, Différence et répétition — un parcours de l'Introduction

 

— 5 —

Un parcours de l’Introduction

 

 

Sections 1 et 2 : 

Les penseurs privés, amis des répétitions paradoxales extraordinaires.

 

Section 1 : 

Les vraies répétitions ne sont pas celles qu’on croit ; elles concernent nos conduites, mais quelque chose de poétique, de lyrique, d’amoureux, voire de magique, dans certaines de nos conduites ; en cela ne peuvent tomber sous des lois générales, au contraire, s’affirment contre les lois de nature et contre les lois morales. Répétitions transgressives. 

 

Section 2 : 

Kierkegaard, Nietzsche, Péguy, leur intérêt passionné pour des répétitions extraordinaires : une répétition religieuse qui devient quête ultime, et l’éternel retour, expérience ultime pour Nietzsche ; la philosophie existentielle chez ses initiateurs : un nouveau théâtre, le théâtre de la répétition contre celui de la représentation.

 

Sections 3 à 6 : 

Théorie conceptuelle et représentative de la répétition ordinaire ; son insuffisance : découverte des répétitions dynamiques et hypothèse de l’Idée comme une des clés des répétitions dynamiques.

 

Section 3 : 

Le concept (sa compréhension, son extension) et ses concomitants représentatifs (mémoire et conscience de soi, remémoration et recognition) selon Leibniz (la représentation infinie, option « infiniment petit » ; voir chap. 1, sect. 4) ; une seule théorie pour les répétitions de mots, pour les symétries anatomiques dans la nature, pour le retour du refoulé dans nos libres conduites : la différence comme différence conceptuelle, la répétition définie par la différence sans concept, expliquée par un blocage de la compréhension du concept. 

 

Section 4 : 

Examen plus précis du retour du refoulé, chez Freud ; une certaine répétition déguisée semble première sous la répétition nue des conduites, mais le Freud d’Au-delà du principe de plaisir n’en prend pas assez la mesure ; anticipation d’une doctrine de la répétition déguisée toujours plus profonde que et première par rapport aux répétitions nues et ordinaires qui la recouvrent ; le vocabulaire freudien, Éros et Thanatos (l’instinct de mort comme principe positif), doit être conservé, mais sa théorie modifiée ; l’aspect pratique, le « transfert », ou la cure psychanalytique comme répétition de rôles qu’elle authentifie, sera d’autant mieux compris.

 

Section 5 : 

Examen de la reproduction d’un motif décoratif ; une répétition dynamique comme cause agissante doit être soigneusement distinguée de la répétition statique comme effet total abstrait ; par anticipation, les mots d’Idée et de « pur dynamisme créateur d’espace » sont associés à la cause agissante ; 

Examen des rythmes et de la symétrie dans la nature ; on y retrouve la répétition dynamique comme cause agissante et la répétition statique comme effet total abstrait ; cela va encore dans le sens de l’Idée et des dynamismes individuants ;

Examen des répétitions de mots ; dans un contexte poétique, c’est la rime comme répétition dynamique qui est cause agissante « verticale », qui se donne à entendre sous une répétition apparente « horizontale » de mots ordinaires.  

Dans tous les cas, la répétition statique est l’effet d’une répétition dynamique, et celle-ci suppose un geste qui trouve son moteur dans des signes. Le geste est réponse au signe. Le théâtre existentiel de la répétition (voir section 2) a pour éléments les signes : tout y est apprentissage et initiation par les signes. 

 

Conclusion des examens menés dans les sections 4 et 5 : 

Toute répétition ordinaire d’éléments discrets (répétition statique) a un sujet secret qui se répète à travers eux (répétition dynamique). La répétition est bien définie dans les deux cas par la différence sans concept : mais dans le cas de la répétition statique, la différence non-conceptuelle relève de l’espace et du temps, représentés comme pure extériorité ; tandis que la répétition dynamique exige un dépassement du concept par une autre instance, l’Idée, et affirme sa différence non-conceptuelle comme différence idéelle. Dans le titre du chap. 2, « La répétition pour elle-même », l’expression « pour elle-même » fait référence à la répétition dynamique comme « pour-soi » de toute répétition ordinaire. Le chap. 2 doit être conçu comme une théorie de la répétition qui prendra son départ, non dans le concept, mais justement dans une enquête sur le pour-soi, sur le sujet secret des répétitions ordinaires, et dès cette section de l’Introduction Deleuze annonce le vocabulaire des « âmes » répétitrices qu’il faudra introduire dans les profondeurs de la psyché, de l’organisme même, et de la nature dans son ensemble. 

 

Conclusion du mouvement des sections 1 à 5 : 

Trois types de répétitions : les répétitions extraordinaires transgressives, par-delà bien, mal et généralité (Kierkegaard et Nietzsche) ; les répétitions statiques ordinaires ; les répétitions dynamiques, sujets des répétitions statiques. En fait, les répétitions dynamiques sujets (qui appellent l’Idée, les dynamismes individuants, les signes et l’apprentissage) sont la clé aussi des répétitions extraordinaires religieuses et post-religieuses (qui suscitent la ferveur des penseurs privés). La répétition dynamique est motrice des répétitions extraordinaires dans des signes ou symboles, et elle se déguise dans les signes de généralité et dans les lois qui les concernent, lois de l’habitude, lois de la nature. (Comparer à PS, tout le mouvement des p. 60 à 102. Deleuze atteint déjà plusieurs aspects du néo-leibnizianisme de PS à cet endroit de l’Introduction.)

 

Section 6 : 

L’hypothèse avancée en section 5 d’une différence non-conceptuelle qui resterait intrinsèque à une autre instance, l’Idée, est reprise et approfondie. Il faudrait une philosophie de la différence (logique et ontologie) qui concilie Kant avec Leibniz, en tenant compte des éléments dynamiques de leurs doctrines. Ces éléments sont déjà apparus en section 5 : l’Idée, les dynamismes individuants. Les dynamismes pourraient faire penser aux « schèmes » kantiens. Peut-être, mais plus profondément, les deux pôles de cette philosophie seront l’Idée (comme problème, ce qu’elle est déjà en un sens chez Kant) et l’intensité — qui chez Leibniz « opère la synthèse du continu dans le point pour engendrer l’espace du dedans ». Sont ainsi annoncés le chap. 4 sur l’Idée, « Synthèse idéelle de la différence », et le chap. 5 sur l’intensité, « Synthèse asymétrique du sensible ». Les chap. 4 et 5 constitueront une philosophie de la différence néo-leibnizienne ; ils complètent l’exposé très partiel déjà fait dans PS, et l’exposé très schématique proposé à la Société française de philosophie. 

Le chap. 1 est enfin annoncé : « Ce fut peut-être le tort de la philosophie de la différence, d'Aristote à Hegel en passant par Leibniz, d'avoir confondu le concept de la différence avec une différence simplement conceptuelle, en se contentant d'inscrire la différence dans le concept en général. »


 

***

 

Annexe — L’Introduction comme complexe d’annonce et d’anticipation des chapitres


Presque tous les chapitres ont été anticipés ou annoncés dans cette Introduction. Elle s’intitule « Répétition et différence », ce qui veut dire qu’elle part de gens qui s’interrogent sur la répétition, des cas qui les intéressent, et formule des hypothèses sur la philosophie de la différence, logique et ontologie, qui pourrait convenir à ces gens et aux cas qui les intéressent. Parmi ces gens, se distinguent Kierkegaard et Nietzsche, les religieux ou quasi religieux de certaines répétitions senties comme extraordinaires (répétition de la foi, éternel retour) ; et Freud, théoricien des répétitions ordinaires les plus intéressantes, celles de la vie bio-psychique. C’est dire que l’Introduction anticipe surtout le chap. 2, qui dégagera comme trois stades de la répétition, l’habitude, la mémoire, l’invention de l’avenir, et qui situera répétitions de la foi et éternel retour au troisième stade (chap. 2, sect. 1 à 3) ; cette théorie des trois stades sera utilisée pour refaire de l’intérieur la théorie freudienne de l’inconscient (chap. 2, sect. 4). 

 

Dès la section 3, l’Introduction anticipe aussi le chap. 1 : une théorie conceptuelle et représentative de la différence est attribuée à Leibniz ; c’est un exposé vulgarisé de la représentation infinie, chap. 1, sect. 4. Les dernières phrases de l’Introduction embrayent explicitement sur le chap. 1, comme examen historique.  

 

Le chap. 3 est annoncé par la thématique du signe et de l’apprentissage par les signes, Intro, sect. 5. Il est fait allusion aux facultés dès la vulgarisation leibnizienne de la section 3, les facultés prises dans leur usage représentatif ; mais rien n’est dit sur la possibilité d’un usage transcendant, thème le plus caractéristique du chap. 3. 

 

Les chap. 4 et 5 sont annoncés en section 6, et même dès la section 5, dès que sont prononcés les termes « Idée », « dynamismes », « intensité ». 

 

 

 

 

 

 

samedi 15 juin 2024

Deleuze, Différence et répétition — les chapitres du livre

 — 4 — 

Les chapitres du livre

 

Chacun des cinq chapitres de DR est consacré à une tâche relativement précise. Le premier est une histoire critique des philosophies de la différence ; une telle philosophie étant à chaque fois une logique et une ontologie, intriquées. Le deuxième est l’exposé d’une théorie élaborée de la répétition dans la vie bio-psychique ; cette théorie dégage un stade ultime de la répétition, qui coïncide avec un élan religieux ; elle a valeur critique et englobante par rapport à la conception freudienne ; ses attendus les plus abstraits sont caractéristiques d’une classe de systèmes qui donc à certains égards ressemblent à une vie bio-psychique, les systèmes-simulacres, notamment certaines compositions littéraires modernes. Le troisième chapitre est une doctrine originale des facultés de l’animal humain ; nos facultés fonctionnent d’une certaine façon dans la récognition d’objets, mais d’une façon toute différente sous le choc de certaines rencontres : elles accèdent à leur usage transcendant ; une liste, qui reste ouverte, mais une liste tout de même de telles facultés, susceptibles d’un tel usage, est proposée par Deleuze. Les quatrième et cinquième chapitres sont l’exposé d’une philosophie originale de la différence. Les aspects principaux de cette logique-et-ontologie sont : une certaine conception de l’Idée comme problème virtuel, et de son actualisation dans des systèmes qualifiés (chap. 4) ; le rôle des intensités (différences individuantes) et des procès d’individuation, comme puissances de différenciation des choses au sein des systèmes (chap. 5). Reprenons :

 

 

Chap. 1 : histoire critique des philosophies de la différence ;

Chap. 2 : théorie de la répétition ; à la fois existentielle, post-freudienne, expérimentable en littérature ;

Chap. 3 : doctrine des facultés ; l’usage transcendant comme critère d’une liste de facultés ; la rencontre comme déclencheur de l’usage transcendant ;

Chap. 4 : philosophie de la différence, première partie : l’Idée et son actualisation ;

Chap. 5 : philosophie de la différence, seconde partie : l’intensité et l’individuation, leur rôle dans la différenciation. 

 

Il est bon d’avoir en tête plusieurs types de systèmes qualifiés, tout au long du livre. J’entends par systèmes des exemples un peu étoffés qui peuvent servir de paradigmes pour ce dont Deleuze est en train de parler, parfois de façon très abstraite. Il situe lui-même les phénomènes de répétition dans des "systèmes-simulacres" ; et les choses examinées par sa philosophie de la différence, dans des systèmes-champs d’individuation. 

 

En premier lieu : les systèmes psychiques, ou la vie humaine bio-psychique, spécialement pour les chap. 2 et 3, théorie de la répétition, doctrine des facultés. 


En second lieu : les systèmes biologiques, pour les chap. 4 et 5, avec une attention particulière 

 — à l’unité du vivant (l’Animal abstrait), modèle pour la théorie de l’Idée, chap. 4, 

 — à l’embryologie, avec ses dynamismes propres, chap. 4 et 5, et plus profondément les intensités sous les dynamismes eux-mêmes, chap. 5, dans l’œuf. 


En troisième lieu : quelques systèmes littéraires simulacres, Joyce, Borgès, Gombrovicz, etc. 

 

Remarque sur les systèmes mathématiques. 
Deleuze leur emprunte de nombreux concepts, qui renvoient à des contextes précis. Mais dans l’ensemble, il a essayé de retrouver dans le langage mathématique des intuitions qui lui viennent de Geoffroy Saint-Hilaire et de son Animal abstrait conçu comme « multiplicité » : aucun secteur précis des mathématiques, ni d’ailleurs de la physique, n’est utilisé comme paradigme de système. 


vendredi 7 juin 2024

Adorer des hommes morts

à Vincent G.



Depuis que Deleuze est au programme de l’agrègue, il est difficile de le méditer sans songer aussi, comme à d’invisibles compagnons, aux valeureux préparationnaires. Adeptes aux premières marches d’un temple, aspirants à l’initiation. Mystagogie des rapports de jury, qui disent comment s’est déroulée la cérémonie, les années antérieures. Entrer en religion, toute une année, s’acheminer vers le concours, subir les épreuves. Commerce soutenu avec quelques morts choisis, les auteurs au programme. On a pu définir la religion par le soin scrupuleux (Mme Pirenne au collège de France — elle cite Cicéron, et Augustin). 

 

En parcourant les matières de la Cité de Dieu, qui est au programme, on s’arrête sur un titre, Livre VIII — Théologie naturelle, chapitre XXVI :

TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT À ADORER DES HOMMES MORTS




dimanche 2 juin 2024

Deleuze, Différence et répétition — divers états d'une "philosophie de la différence"


— 3 — 

Divers états d’une « philosophie de la différence »

liste des abréviations

 


Le leibnizianisme vulgarisé (DR, Intro) et le néo-leibnizianisme final (chap. 4 et 5) s’inscrivent dans une série d’exposés qui méritent tous notre attention. Quelques repères :

-       1964 : l’essence, la différence et la répétition chez Proust, « Proust est leibnizien », PS, p. 54 et suivantes

-       1967 : la méthode de dramatisation, ID, p. 131

-       un leibnizianisme vulgarisé, DR, p. 20-21

-       la méthode leibnizienne de vice-diction et la représentation infinie, DR, p. 66 

-       l’indi-drama-différent/ciation, DR, chap. 4 et 5

 

Pour des exposés plus historiographiques :

-       1969 : l’expression chez Leibniz, sa différence avec Spinoza, SPE, Conclusion 

-       1988 : « les inclusions » et « avoir un corps », PLB, parties II et III 

 

Ce qui doit au minimum être repris, autrement distribué, amélioré, dans le dernier état d’une philosophie de la différence :

-       1956 : la conception de la différence chez Bergson, ID, p. 43

 

Ébauche d’une méthode de dramatisation :

-       années 50 : causes et raisons des îles désertes, ID, p. 11

 

 


vendredi 31 mai 2024

Deleuze, Différence et répétition — d'un leibnizianisme vulgarisé à la méthode de dramatisation

— 2 — 

D’un leibnizianisme vulgarisé à la méthode de dramatisation

liste des abréviations

 

La logique leibnizienne du concept est un des fleurons de la philosophie d’école. C’est sur sa base qu’étaient construits les grands manuels de métaphysique du XVIIIème siècle allemand, Wolff, Baumgarten, Meier, ceux que Kant commenta pendant trente ans devant ses étudiants, ceux qu’il a voulu réformer en profondeur par ses trois Critiques. C’est encore cette doctrine que discutent Couturat et Russell, à l’aube d’une importante réforme de la logique mathématique, à la fin du XIXème siècle. Le Penseur privé s’est informé de cette école, de ces discussions, et cherche à faire entrer son problème de répétition dans les coordonnées de cette logique. Il commence par un résumé saisissant des principes leibniziens, effrayant et hilarant de concision.

 

Posons une question quid juris : le concept peut être en droit celui d'une chose particulière existante, ayant alors une compréhension infinie. La compréhension infinie est le corrélat d'une extension = 1. Il importe fort que cet infini de la compréhension soit posé comme actuel, non pas comme virtuel ou simplement indéfini. C'est à celle condition que les prédicats comme moments du concept se conservent, et ont un effet dans le sujet auquel ils s'attribuent. La compréhension infinie rend ainsi possible la remémoration et la récognition, la mémoire et la conscience de soi (même quand ces deux facultés ne sont pas infinies pour leur compte). On appelle représentation le rapport du concept et de son objet, sous ce double aspect, tel qu'il se trouve effectué dans cette mémoire et cette conscience de soi. On peut en tirer les principes d'un leibnizianisme vulgarisé. D'après un principe de différence, toute détermination est conceptuelle en dernière instance, ou fait actuellement partie de la compréhension d'un concept. D'après un principe de raison suffisante, il y a toujours un concept par chose particulière. D'après la réciproque, principe des indiscernables, il y a une chose et une seule par concept. L'ensemble de ces principes forme l'exposition de la différence comme différence conceptuelle, ou le développement de la représentation comme médiation.

DR, p. 20-21 

 

 

Deleuze a prévenu son lecteur, dans l’Avant-propos :

 

Un livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science-fiction. 

DR, p. 3

 

 

Il a aussi invoqué Borgès. Le leibnizianisme vulgarisé va être le ressort d’une sorte de métaphysique-fiction : tenter, sur la base des principes ci-dessus, une explication des phénomènes de répétition, tout du moins de certains d’entre eux. Ce sera l’explication des répétitions de mots, répétitions nominales ; de la répétition réduite à deux objets symétriques, exemple de vraie répétition dans la nature, puisque les deux choses sont non-superposables tout en ayant le même concept. Et surtout, une tentative d’explication des répétitions de la liberté, celles qui intéressent la psychanalyse. L’explication repose sur « le blocage du concept ». On flirte avec le canular, mais on aboutit à une vision décapante de ce qui est en jeu dans une psychanalyse.

 

Les concepts à compréhension finie sont les concepts nominaux ; les concepts à compréhension indéfinie, mais sans mémoire, sont les concepts de la Nature. Or ces deux cas n'épuisent pas encore les exemples de blocage naturel. Soit une notion individuelle ou une représentation particulière à compréhension infinie, douée de mémoire, mais sans conscience de soi. La représentation compréhensive est bien en soi, le souvenir est là, embrassant toute la particularité d'un acte, d'une scène, d'un événement, d'un être. Mais ce qui manque, pour une raison naturelle déterminée, c'est le pour-soi de la conscience, c'est la récognition. Ce qui manque à la mémoire, c'est la remémoration, ou plutôt l'élaboration. La conscience établit entre la représentation et le Je un rapport beaucoup plus profond que celui qui apparaît dans l'expression « j'ai une représentation » ; elle rapporte la représentation au Je comme à une libre faculté qui ne se laisse enfermer dans aucun de ses produits, mais pour qui chaque produit est déjà pensé et reconnu comme passé, occasion d'un changement déterminé dans le sens intime. Quand manque la conscience du savoir ou l'élaboration du souvenir, le savoir tel qu'il est en soi n'est plus que la répétition de son objet : il est joué, c'est-à-dire répété, mis en acte au lieu d'être connu. La répétition apparaît ici comme l'inconscient du libre concept, du savoir ou du souvenir, l'inconscient de la représentation. Il revient à Freud d'avoir assigné la raison naturelle d'un tel blocage : le refoulement, la résistance, qui fait de la répétition même une véritable « contrainte », une « compulsion ». 

DR, p. 24

 

Ainsi le leibnizianisme vulgarisé, l’exposition de la différence comme différence conceptuelle, le développement de la représentation comme médiation, est une tentative d’explication, qui a ses charmes, mais qui va tout de suite montrer ses limites. On n’obtient ainsi qu’une explication négative et par défaut. 

 

Dans tous les cas, ce qui répète ne le fait qu'à force de ne pas « comprendre », de ne pas se souvenir, de ne pas savoir ou de n'avoir pas conscience. Partout c'est l'insuffisance du concept et de ses concomitants représentatifs (mémoire et conscience de soi, remémoration et récognition) qui est censée rendre compte de la répétition.

DR, p. 26

 

Le Penseur privé, avec son problème universel de répétition, qui doit aller jusqu’aux répétitions religieuses et post-religieuses de Kierkegaard, de Nietzsche et de Péguy, n’est pas satisfait. Les chapitres 4 et 5 de DR seront l’exposé d’un néo-leibnizianisme à même de remplacer le leibnizianisme vulgarisé de l’Introduction. On part donc de l’exposition de la différence comme différence conceptuelle, du développement de la représentation comme médiation. Et on aboutit, à l’exposition de la différence comme différence idéelle-virtuelle-problématique (chap. 4) et comme différence intensive-actuelle-sensible-individuante (chap. 5) ; ces chap. 4 et 5 sont le développement de l’indi-différen(t/c)iation, un mot valise qui doit désigner le tout d’une nouvelle philosophie de la différence… Non plus la différence simplement conceptuelle, mais la différence en Idée, et en intensité. Non plus la représentation, mais l’individuation, la différentiation, la différenciation, sans confondre les deux dernières. 

 

L'individuation, c'est l'acte de l'intensité qui détermine les rapports différentiels à s'actualiser, d'après des lignes de différenciation, dans les qualités et les étendues qu'elle crée. Aussi bien la notion totale est-elle celle de : indi-différen(t/c)iation (indi-drama-différen(t/c)iation). 

DR, p. 317

 

Cette phrase met en jeu l’intensité, l’individuation, les qualités et les étendues (chap. 5), les rapports différentiels dans l’Idée, les différences idéelles, la différentiation (chap. 4), la différenciation (chap. 4 pour sa définition, chap. 5 pour son processus). Le dernier mot valise fait aussi référence à la dramatisation, c’est-à-dire à la méthode qui fait pendant à cette exposition de la différence. 

 

[Une philosophie de la différence] joue toujours sur deux plans, méthodologique et ontologique. D'une part il s'agit de déterminer les différences de nature entre les choses : c'est seulement ainsi qu'on pourra «revenir» aux choses mêmes, en rendre compte sans les réduire à autre chose qu'elles, les saisir dans leur être. Mais d'autre part, si l'être des choses est d'une certaine façon dans leurs différences de nature, nous pouvons espérer que la différence elle-même est quelque chose, qu'elle a une nature, enfin qu'elle nous livrera l'Être. Ces deux problèmes, méthodologique et ontologique, se renvoient perpétuellement l'un à l'autre : celui des différences de nature, celui de la nature de la différence. 

ID, p. 43 (à propos de la différence chez Bergson, mais cet aspect est valable pour DR)

 

Le penseur privé se met en quête d’une philosophie de la différence adéquate aux questions existentielles posées par Kierkegaard, Nietzsche et Péguy sous le titre de la reprise, du retour, de la répétition. Cette philosophie se jouera sur deux plans, ce sera la dramatisation, réponse au problème méthodologique ; l’individuation, la différentiation avec un t, la différenciation avec un c, réponses au problème ontologique. 

 

De sa proposition méthodologique, Deleuze donne un exposé antérieur à la publication de DR, « La méthode de dramatisation » (1967, ID, p. 131). C’est là qu’il affirme le plus clairement la teneur leibnizienne de sa conception.

 

Le texte « Conception de la différence chez Bergson » (1956, ID, p. 43) est également important. C’est pourtant dans un cadre leibnizien, plutôt que bergsonien, que Deleuze inscrit sa propre tentative. Il est en ceci comparable à Whitehead et à Ruyer, l’un et l’autre lecteurs attentifs de Bergson, mais qui développent des métaphysiques néo-leibniziennes ; respectivement une philosophie de l’organisme et un néo-finalisme, selon leurs propres termes. Deleuze n’a pas donné de nom commode au néo-leibnizianisme qu’il élabore dans DR. Nous ne disposons que des mots-valises déjà cités, et du terme de dramatisation, qui s’applique mieux au versant méthodologique qu’au versant ontologique de sa proposition. 

jeudi 30 mai 2024

Deleuze, Différence et répétition — un penseur privé

 — 1 — 

Un penseur privé

liste des abréviations

 

Opposer la répétition à la loi morale, en faire la suspension de l'éthique, la pensée de par-delà le bien et le mal. La répétition apparaît comme le logos du solitaire, du singulier, le logos du « penseur privé ». Chez Kierkegaard et chez Nietzsche, se développe l'opposition du penseur privé, du penseur-comète, porteur de la répétition, avec le professeur public, docteur de la loi, dont le discours de seconde main procède par médiation et prend sa source moralisante dans la généralité des concepts (cf. Kierkegaard contre Hegel, Nietzsche contre Kant et Hegel, et de ce point de vue Péguy contre la Sorbonne). 

DR, Introduction, p. 14

 

Dans tout texte de Deleuze, il est important d’identifier au plus tôt un énonciateur principal, qui répond à la question, « qui s’exprime ici ? », « qui parle dans ce livre ? ». La réponse naturelle : « C’est le professeur Deleuze, bien sûr ! », est presque toujours insuffisante. Cette remarque est valable pour toute élaboration philosophique, qu’il s’agisse de Deleuze ou d’un autre philosophe. 

 

Les concepts, nous le verrons, ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition.

QPh, p. 8

 

Il se peut que le personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou par allusion. Pourtant, il est là ; et, même innommé, souterrain, doit toujours être reconstitué par le lecteur. Parfois, quand il apparaît, il a un nom propre : Socrate est le principal personnage conceptuel du platonisme. (…)

 

Le personnage conceptuel n’est pas le représentant du philosophe, c’est même l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie. Les personnages conceptuels sont les « hétéronymes » du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. (…)

 

Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste. Le philosophe est l’idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. (…)

 

Dans l’énonciation philosophique, on ne fait pas quelque chose en le disant, mais on fait le mouvement en le pensant, par l’intermédiaire d’un personnage conceptuel. Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d’énonciation. Qui est Je ?, c’est toujours une troisième personne.

QPh, chap. 3, « Les personnages conceptuels »

 

 

Les personnages les plus saillants du deleuzisme peuvent recevoir les noms suivants, par ordre chronologique d’apparition, dans les principaux livres :

 

-   un penseur privé de la répétition, immoraliste et post-religieux, dans Différence et répétition (1968) ;

-   un maître humoriste stoïcien-zen, spécialiste du langage, dans Logique du sens (1969) ;

-   un anthropologue anti-œdipe, dans l’Anti-Œdipe (dans ce cas, le personnage est dans le titre ; 1972) ;

-   un « géologue » de la morale, sorcier des « devenirs », dans Mille plateaux (1980) ;

-   un vieil artisan menuisier des concepts, dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991).

 

À travers une telle liste de personnages, des mouvements d’ensemble peuvent être précisés, une interprétation globale du deleuzisme proposée. Les deux livres les plus importants sont DR et MP ; donc les personnages : le penseur privé, le sorcier géologue. Le premier se réclame de Kierkegaard, de Nietzsche et de Péguy, il inscrit la répétition proprement nietzschéenne, l’éternel retour, au-delà des répétitions religieuses de Kierkegaard et de Péguy, la répétition royale au-delà des répétitions de la foi. C’est pourquoi nous devons le dire post-religieux. L’élan, l’exaltation religieux sont conservés. Mais la divinité invoquée n’est plus un christ catholique, ni protestant, c’est « Dionysos », le dieu de toutes les transformations démoniques. 

 

D’où le sorcier géologue, qui prendra le relai dans MP. Lui s’inscrit plus spécialement dans la foulée de Nietzsche, D.H. Lawrence, Kafka, Artaud, désignés par Deleuze comme « les quatre grands disciples de Spinoza », et tous réunis autour du programme d’échapper aux trois principales strates qui ligotent l’homme : la strate organique, et deux régimes de signes sociaux (les deux jambes de la morale), « la signifiance despotique », « la subjectivation autoritaire ». Le penseur privé de DR aura indiqué la divinité libératrice à atteindre ; les sorciers du chapitre ou « plateau » n°10 de MP détaillent le procédé pratique pour y parvenir. Autant qu’il est en nous, en mode individuel ou par petits groupes de type « machines de guerre », nous faire des « corps sans organes » et nous libérer des strates qui pèsent sur la Terre. En ce sens post-religieux, immoraliste, et passablement humoristique, DR culmine dans une sorte de théologie (définir et penser le dieu à atteindre, indiquer les « répétitions royales » qui lui correspondent), et MP déploie une véritable théurgie : quels moyens pour atteindre le dieu (accomplir les répétitions royales en « plateaux » d’intensités vécues, qui sont autant d’états de nerfs et de jouissances) ? 

Deleuze à l'agrégation : Différence et répétition (1968)


Différence et répétition,
couverture jaune


Le ministère met Deleuze au concours, épreuves orales d'admission, troisième épreuve "explication d'un texte français ou en français ou traduit en français". Ce sera, au choix du jury, pour chaque candidat admissible, un extrait des Principes de Descartes ou une page de Différence et répétition ! Voici l'annonce officielle :


https://philosophie.ac-versailles.fr/IMG/pdf/agr-gation-externe-section-philosophie---programme-de-la-session-2025-13716.pdf

En prenant comme approximation les données du dernier rapport de jury publié, session 2023, sur environ 700 candidats, 180 sont retenus pour l'oral, et 80 sont reçus à la fin. Cela fait un certain nombre de gens qui vont plancher sur Deleuze, qui se sont déjà mis au travail depuis quelques semaines. 

Je me propose de les accompagner, en livrant ici sous forme de notes bien identifiées comme telles, une lecture de Différence et répétition. Cela commencera en forme de brouillon, quitte à être consolidé au fur et à mesure. 


Différence et répétition,
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mercredi 10 avril 2024

Présence d'Artaud dans Deleuze

Deleuze, pour dire le secret de l’unité de son œuvre, a choisi une formule poétique qui vient d’Antonin Artaud. Il se réclame d’une tradition dans laquelle les plus grands noms seraient Spinoza, Nietzsche, D. H. Lawrence, et enfin le dernier et l’un des plus grands : Artaud. « Pour en finir avec le jugement de Dieu, c’est pas les paroles d’un fou. Ça veut dire à la lettre : pour en finir avec le système du jugement. » De quoi parle-t-il ? Voici un article accessible en ligne, par le professeur Jean-Charles Chabanne (Lyon), qui donne de concises indications sur Antonin Artaud, et sur le document sonore qui devait être radiodiffusé à la fin de 1947, une courte dramatique, au titre provocateur, « Pour en finir avec le jugement de Dieu » : La radio et son double, par Jean-Charles Chabanne, 2013. L'objet sonore est sur YouTube ; et le texte est disponible, en pdf. Nous tenterons peut-être un jour sur ce blog une lecture détaillée du texte. Ici, seulement quelques remarques sur Artaud, sa présence dans Deleuze. 

 

Pour mon compte, j’ai beaucoup de mal à lire cet auteur. Sa syntaxe me fatigue. Il faut voir comment il complique tout, au début de son livre sur l’empereur romain Héliogabale, des phrases complètement tordues, pour nous embrouiller dans la généalogie de son personnage, déjà pas facile en soi. Et puis des histoires de sperme, de merde. À côté de ça, le type proclame le plus souvent sa chasteté, sa pureté à tous égards. Excessif des deux côtés, ferme-là, on ne veut ni ton pipi-caca, ni ta propreté, garde-toi tout ça et arrête de faire l’intéressant. C’est ma première impression d’Artaud, dès l’adolescence. Donc le culte d’Artaud, non, très peu pour moi. Je ne l’entends pas oraculaire, du tout. Simplement Deleuze constamment me ramène à lui. Prenons ses quatre livres les plus importants, dans l’ordre chronologique. 


On commence en 1969, Différence et répétition. Entre autres choses, Deleuze va enfoncer une porte ouverte, mais justement, tellement ouverte que les philosophes, jusqu'ici, ne l'ont pas vue... Cela concerne la pensée. On ne pense rien si on a juste le projet : tiens, je vais penser ce matin, allons-y, pensons. Bah non. Il faut une sollicitation, et même une contrainte extérieure. Quelque chose me force à penser. Et alors justement, la légende d’Artaud, son espèce d’œuvre-non-œuvre commence par la défense qu’il fait, face à un homme de lettres éditeur, qui lui dit gentiment écoutez, vos poèmes ne sont pas mal, mais en l’état je ne peux pas les publier dans ma revue, inaboutis, retravaillez-les un peu — par la défense qu’il fait de sa production imparfaite. Artaud défend sa « nécessité », ils auront une correspondance là-dessus, avec Jacques Rivière, le directeur de revue : écoutez, je ne peux rien vous donner d’autre, déjà bien que de temps en temps il me vienne une pensée et un poème nécessaires, vous n’aurez rien d’autre. Il passe en mode analyse de son propre cas, à la fois un peu pathologique et au fond universel, voilà ce que j’ai à dire, m’accepterez-vous comme je suis oui ou merde ! C’est les débuts d’Artaud comme homme de lettres (quand même, oui, homme de lettres), et comme légende histrionique. J’entends par là qu’il devient le comédien (de fait, il est aussi acteur) de sa propre vie, une mise en scène publique. Et on ne peut pas dire que ça marche, au sens d’avoir du succès, mais enfin, ça suit son cours. Et puis, c’est émouvant parce qu’il a des problèmes de santé, parce qu’il est réellement traité pendant des années comme fou, enfermé, soumis aux électrochocs. Ses textes n’en demeurent pas moins, la plupart — illisibles ! 


Mais je reviens à Deleuze. Donc son premier grand livre, Différence et répétition. Artaud est pris comme symbole pour le problème de la pensée, d’être ou de ne pas être forcé à penser, l’histoire d’Artaud avec Jacques Rivière. Et puis il y a une autre présence d’Artaud dans Différence et répétition. Là, c’est une formule poétique. Artaud, j’y ai fait allusion, a écrit un livre sur le petit prêtre syrien Héliogabale, devenu empereur de Rome à quatorze ans. Il a intitulé son livre Héliogabale ou l’anarchiste couronné. Et comme il le dit dans une lettre, il s’est beaucoup identifié avec le petit prêtre. Deleuze modifie un peu la formule, pour l’appliquer non à un personnage, mais à la vision du monde que ce personnage exprimerait, peut-être la vision du monde qu’Artaud cherche justement lui-même : atteindre au monde de « l’anarchie couronnée »… Une espèce d’affirmation de tout le divers, hors des hiérarchies attendues, toujours celles du bien et du mal, forcément. Deleuze revendique cette formule poétique pour l’ensemble du projet Différence et répétition. Elle fonctionne peut-être même pour son œuvre entière.

 

Dans la foulée, deuxième grand livre, Logique du sens, la même année, 1969. Après la pensée, Deleuze s’intéresse un peu plus précisément au langage. Il retrouve Artaud. Parce que justement, Artaud-poète écrit des textes qui sont comme des partitions de cris, de souffles. Ce n’était pas sa proposition à Jacques Rivière pour la revue, du tout, mais enfin il en est venu à ça. Deleuze, lui, comme son titre l’indique, cherche le secret du sens, comment se fait-il que nous puissions émettre des suites de sons qui portent un sens ? Il choisit plutôt comme compère et comme guide un autre écrivain, un vrai champion du sens et du non sens, en mode humoristique, Lewis Carroll, l’auteur d’Alice au pays des merveilles. Des histoires de petites filles, mais très très riches pour la logique du sens et du non-sens. Et alors là, au milieu de son livre, Deleuze nous dit, c’est bien joli cet humour du sens et du non-sens, mais quand même, les explorations, ou les fatalités pathologiques d’Artaud, jusqu’à la limite de tout sens dans le souffle et le cri, ça doit nous rappeler que l’accès au sens est quelque chose d’extrêmement fragile, on ne peut pas toujours rigoler avec ça. La première éducation construit cette espèce d’univers sonore autour de notre tête (appareil phonatoire, auditif) où les syllabes prononcées font des mots et des phrases qui ont un sens, mais tout peut se briser, par à coups, ou bien d’un seul coup, tout cet univers s’écrouler dans une folie gutturale ou silencieuse. Seconde apparition d’Artaud donc, second symbole. 

 

"la conférence CsO
d'Artaud"
Poursuivons, troisième grand livre, il est co-écrit avec Félix Guattari, l’Anti-Œdipe, 1972. Le recours à Artaud prend de nouvelles proportions. Dans Logique du sens, le chapitre à lui consacré s’appelait « Le schizophrène et la petite fille ». Le schizophrène, c’était Artaud, la petite fille, Alice, et plus généralement une allusion au sympathique penchant de Lewis Carroll pour les petites filles, son goût de les embarquer dans des jeux de langage et des parties déguisées. Alors maintenant, dans l’Anti-Œdipe, le schizophrène, mais pas un schizophrène de clinique, un schizophrène « quand tout va bien », ce que les auteurs appellent « un schizo », devient le personnage principal. On regarde comment ça fonctionne, un schizo-quand-tout-va-bien, et cette folie douce nous donne un paradigme de comportement créatif, des indications sur ce que c’est qu’un animal humain fiévreusement absorbé dans une activité créatrice. Dans cette description, nos auteurs vont donner une importance considérable à une instance qu’ils appellent « le corps sans organes ». C’est une expression d’Artaud. Deleuze l’a déjà utilisée dans Différence et répétition, et dans Logique du sens, mais enfin sans insister. On la voit poindre dans différents textes de la carrière d’Artaud, quand il se plaint de son corps, mais LE texte du corps sans organes, chez Artaud, c’est justement la dramatique radiophonique de 1947, « Pour en finir avec le jugement de Dieu ». L’expression apparaît à une place conclusive qui lui donne énormément d’importance ; en un sens elle résume à elle seule les objectifs de la dramatique dans son ensemble. Nous verrons cela. Je suis seulement ici en train de noter la présence d’Artaud dans l’Anti-Œdipe. Avec, entre autres, cette expression de « corps sans organes », un corps qui n’est pas le corps propre et qui se manifeste particulièrement dans l’activité créatrice générique d’un schizo-qui-ne-s’effondre-pas, Artaud est omniprésent dans ce livre. Le « corps sans organes », trouvaille poétique, est transformé par nos auteurs en concept philosophique, et se retrouve au cœur de leur liste de « catégories », en l’occurrence les catégories de ce qu’ils appellent « la production désirante », qui a pour paradigme l’activité créatrice des « schizos ». 

 

le chapitre CsO
de Mille plateaux
Enfin, quatrième et dernier grand livre, Mille plateaux, 1980, encore écrit à quatre mains, Deleuze avec Guattari. Le chef-d'œuvre. Voyez l’espèce de parcours synoptique de ce gros livre difficile, proposé ici, sur ce blog, il y a une dizaine d’années. Cliquez ici. Je ne pourrai pas en faire de résumé plus serré. Les images correspondent aux têtes de chapitres du livre.  Il s’agit d’un exercice de libération, et le moyen le plus central de cet exercice, c’est de « se faire un corps sans organes ». Ce n’est plus seulement une expression poétique d’Artaud, c’est une tâche qui nous est proposée. Le chapitre ou plateau n°6, un des plus importants, fait directement référence à « la conférence CsO » d’Artaud, c’est-à-dire à la dramatique radiophonique. Les auteurs utilisent tellement souvent cette expression, « corps sans organes », qu’ils ont choisi de l’abréger CsO. Le chapitre s’intitule « 23 novembre 1947 — Comment se faire un corps sans organes ? », et la date correspond justement à l’enregistrement parisien de la dramatique. J’ajoute que le terme « plateaux » lui-même fait référence à des états de nerfs qui, justement, consolidés ensemble, font un ou des corps sans organes. Le mot « plateau » du titre Mille plateaux est pris à Gregory Bateson, un anthropologue (qui ne se doutait pas de la fortune qui attendait ce petit mot), mais il est très directement attaché aux formules poétiques d’Artaud. Entre autres nuances, on doit entendre dans le titre « mille états de nerfs, mille jouissances pour un corps sans organes ». 

 

Telle est la présence d’Artaud, considérable, dans les quatre grands livres signés ou cosignés par Deleuze. « L’anarchie couronnée » ; « en finir avec le jugement de Dieu » ; « se faire un corps sans organes » : ce sont les principales formules poétiques. Deleuze a choisi Artaud pour exprimer en grands symboles les aspects les plus marquants, les plus saillants de sa philosophie.